Entre 1953 et 1973, l’État français se lance dans une vaste politique de construction de logements sociaux pourvus de tout le confort moderne. Ces grands ensembles vont transformer en profondeur le paysage urbain français et devenir un patrimoine emblématique du XXe siècle.
Sur les cartes postales collectées depuis trente ans par le sociologue Renaud Epstein, pas de plages paradisiaques ni de monuments prestigieux. D’abord publiées sur Twitter, puis rassemblées en 2022 dans On est bien arrivés… (éditions Le Nouvel Attila), elles célèbrent un cadre architectural et paysager qu’on n’imagine pas voué au tourisme : les grands ensembles édifiés en masse sur tout le territoire entre 1953 et 1973. Aujourd’hui synonymes de « crise des banlieues », les ZUP [zone à urbaniser en priorité] ont en effet été vantées lors de leur construction. Grâce à la mise en œuvre des principes du Mouvement moderne et de la charte d’Athènes, ce modèle d’habitat social prétendait résorber l’habitat insalubre et offrir au plus grand nombre un logement sain et confortable, bien loin des taudis et bidonvilles où s’entassaient alors les classes laborieuses. En associant leur célébration sur format 10 x 15 cm aux témoignages d’habitants y ayant vécu, On est bien arrivés vient rappeler que les grands ensembles ont été un laboratoire social et une forme urbaine inédite, qui a durablement façonné les paysages des villes françaises. De quoi nuancer le bilan à charge dont ils sont aujourd’hui lestés.
« Il ne s’agissait plus seulement de conserver des images des quartiers dans lesquels j’avais travaillé, tel un touriste qui souhaite rapporter des souvenirs de ses lieux de villégiature, ajoute Renaud Epstein, mais d’archiver les traces d’un monde en voie de disparition. » Dès le début des années 1970, tandis que la crise sonne le glas du plein-emploi industriel, l’État français réoriente sa politique de logement vers la maison individuelle. À la fin de la décennie, les premières émeutes dans les banlieues lyonnaises viennent mettre au jour les difficultés des grands ensembles. Elles annoncent le lancement en 1983 de la « politique de la ville » à la suite de la parution du rapport Dubedout « Ensemble, refaire la ville ». Pour réintégrer les quartiers à l’ensemble du tissu urbain, cette politique met en œuvre un arsenal de mesures économiques, culturelles et sociales. À l’occasion, elle opte aussi pour la démolition des bâtiments les plus « pathogènes ». En 1986, l’implosion de la barre Debussy de la cité des 4 000 à La Courneuve fait la une du journal télévisé de 13 heures, une première en Europe. Avec la création en 2003 de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (l’ANRU) à la suite de la loi Borloo et le lancement d’un vaste programme national de rénovation urbaine (le PNRU), cette réponse spatiale et architecturale à la crise des banlieues s’intensifie. Afin de résorber des taux de vacance élevés et d’adapter un parc vieillissant aux nouvelles normes d’accessibilité et de développement durable, les opérateurs du renouvellement urbain optent pour des restructurations lourdes. Et, très souvent, pour la démolition pure et simple, au profit d’immeubles collectifs de taille plus réduite. Selon un bilan publié par l’ANRU en octobre 2023, les interventions réalisées entre 2004 et 2021 dans le cadre du PNRU se sont ainsi soldées par la démolition de 164 400 logements sociaux « caractéristiques des grands ensembles ».
Ces démolitions coïncident plus ou moins avec un début de patrimonialisation des grands ensembles. Dès 1991, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe recommande aux États membres de prendre des mesures de protection du patrimoine architectural du XXe siècle. Objectif : identifier, protéger, conserver, restaurer un ensemble de réalisations récentes et mal connues (sinon « mal vues »), mais aussi sensibiliser le grand public à leur histoire et à leurs caractéristiques. En France, cette préconisation débouche en 1999 sur la création du label « Patrimoine du XXe siècle ». Dès l’année suivante, il est médiatisé lors des Journées du patrimoine, dont le thème est l’architecture du XXe siècle. Non contraignant en matière de protection, le label marque le coup d’envoi d’un inventaire des bâtiments édifiés au siècle dernier, dont les grands ensembles. Confiée aux directions régionales des Affaires culturelles (Drac), cette mission reçoit le soutien d’historiens et d’architectes, qui pointent la diversité des grands ensembles, leur ambition sociale et leur impact considérable sur les paysages urbains. Elle donne aussi lieu à une série d’études et d’ouvrages, dont la collection « Carnets d’architecture » publiée par les éditions du Patrimoine. En 2016, le label évolue : désormais nommé « Architecture contemporaine remarquable », il invite à mieux prendre en compte les réalisations récentes, qui ont moins de 100 ans. Dans le même temps, associations culturelles, artistes et chercheurs se mobilisent pour faire connaître les grands ensembles du point de vue de leurs habitants. Le plus souvent, l’intervention artistique vient seconder les opérations de renouvellement urbain et en désamorcer la conflictualité. Il s’agit notamment d’atténuer le traumatisme des démolitions grâce à un travail de mémoire. Mais l’action culturelle entend aussi réhabiliter les cités en rappelant l’idéal de confort et de modernité qui les a fait naître. Depuis 2014, l’Amulop, association qui milite pour un musée du logement populaire du Grand Paris, entend par exemple « contribuer à l’inclusion des quartiers populaires dans le territoire de la métropole parisienne ». Du 16 octobre 2021 au 30 juin 2022, elle consacrait une exposition à « la vie HLM » dans deux appartements de la cité Émile-Dubois à Aubervilliers. Une façon de préfigurer ce que pourrait être un musée consacré au vécu des habitants des « cités » franciliennes, sur le modèle du Tenement Museum à New York.
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Les grands ensembles, un patrimoine mal aimé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Les grands ensembles, un patrimoine mal aimé