Urbanisme - Patrimoine

Les grands ensembles, un patrimoine mal aimé

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 2 septembre 2024 - 993 mots

Entre 1953 et 1973, l’État français se lance dans une vaste politique de construction de logements sociaux pourvus de tout le confort moderne. Ces grands ensembles vont transformer en profondeur le paysage urbain français et devenir un patrimoine emblématique du XXe siècle.

Après l’enthousiasme suscité par leur construction, les grands ensembles ont vite été mis en question. Depuis quand font-ils l’objet d’un intérêt patrimonial ?

Le patrimoine est une construction sociale. Il est considéré comme tel par une série d’acteurs. À la fin du XXe siècle, le ministère de la Culture et le champ académique manifestent un intérêt pour l’architecture du XXe siècle : on se demande ce qui va rester d’un siècle où l’on a beaucoup construit, mais aussi beaucoup détruit. Ce questionnement aboutit en 1999 à la création du label « Patrimoine du XXe siècle ». Les directions régionales des Affaires culturelles (Drac) sont alors invitées à réaliser un inventaire des bâtiments remarquables de cette période. Des grands ensembles y figurent. En parallèle, d’autres acteurs, surtout des habitants, se mobilisent plus localement. Avec l’affaire des Courtillières à Pantin ou de la cité des Étoiles de Renaudie, à Ivry-sur-Seine, on découvre que par-delà les appels à démolir les « cages à lapins », les gens sont attachés à leur quartier et demandent très souvent à y être relogés. Un discours mémoriel apparaît : on commence à s’intéresser à l’histoire des grands ensembles, à leur évolution et aux modes de vie de leurs habitants.

Qu’est-ce qui fait patrimoine dans les grands ensembles ?

Les labels s’intéressent à leurs qualités architecturales et paysagères, mais aussi à leur ancienneté : ce sont des morceaux d’histoire récente de la ville. Comme l’attestent de nombreux témoignages, ils sont aussi un pan d’histoire domestique. Ils ont été un réel apport au niveau du confort, de l’hygiène, mais aussi de l’intimité. Grâce aux actions menées sur les mémoires des habitants, on redécouvre le projet socio-politique dont ils sont porteurs, celui d’un habitat confortable, économique et accessible à un nombre important d’habitants. D’ailleurs, les premiers grands ensembles à avoir été patrimonialisés sont souvent ceux qui incarnent ce projet.

Avant même la création de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) en 2003, on assiste aux premières démolitions. En quoi celles-ci, et tout particulièrement celle de « la muraille de Chine » à Saint-Étienne que vous avez étudiée, marquent-elles aussi une prise de conscience de l’intérêt patrimonial des grands ensembles ?

Dans l’histoire, on note souvent une coïncidence entre démolitions et réactions patrimoniales. La démolition de « la muraille de Chine » en 2000 en est un exemple. Elle a été programmée à 13 heures pour coïncider avec l’ouverture du journal télévisé. Elle s’accompagne d’un discours médiatique de plus en plus prégnant à l’époque sur les cités – Jacques Chirac a fait campagne sur la fracture sociale la même année que la sortie du film La Haine de Mathieu Kassovitz (1995)… Mais ce discours stigmatisant entre vite en tension avec les habitants, qui marquent leur attachement à leur cadre de vie. C’est le cas à « la muraille de Chine ». Même si cette barre de 526 logements est à moitié vacante au moment où est décidée sa démolition, ses habitants demandent à 70 % à rester dans le même quartier. Dans le même temps, un instituteur et une professeure de collège du quartier constatent que leurs élèves prennent connaissance par la presse du projet de démolition, mais qu’ils ne bénéficient d’aucun accompagnement. Ils décident de le faire à leur échelle, par un travail de dessin et d’écriture. En découle un livre : Murmures de murailles. Le jour de la démolition, le discours du maire est un peu plus nuancé qu’auparavant, signe qu’il a compris que la démolition pouvait aussi être un traumatisme.

Comment concilier la patrimonialisation et les objectifs de la rénovation urbaine, notamment en matière d’accessibilité et de durabilité ?

Les organismes HLM utilisent tous les jours le mot « patrimoine », mais veillent à ne rien figer pour pouvoir entreprendre des travaux. Le meilleur exemple que j’ai pu étudier est Firminy-Vert (Saint-Étienne). Du fait de la présence de bâtiments conçus par Le Corbusier, le secteur est classé site patrimonial remarquable, ce qui interdit toute démolition ou transformation lourde. Dans le même temps, l’organisme HLM fait valoir son patrimoine au sens immobilier du terme. Pour résorber le taux de vacance des logements, de l’ordre de 40 %, il faut intervenir lourdement. Or les règlements du patrimoine l’interdisent. Cela dit, c’est là qu’on devient inventif : tous les acteurs, de la Drac à l’organisme HLM, doivent s’entendre sur un projet, qui doit voir le jour dans les années à venir.

En quoi l’action culturelle est-elle, dans ce cas, une alliée ?

Quand les organismes interviennent dans les quartiers, c’est pour en changer les usages, mais aussi l’image. Dans ce sens, la patrimonialisation et l’action culturelle peuvent être des atouts. Le quartier des États-Unis à Lyon en est un exemple. Cette cité des années 1930 avait été oubliée des opérations de renouvellement urbain, alors même que son architecte, Tony Garnier, était reconnu. Les habitants se sont mobilisés pour créer le Musée urbain Tony-Garnier, un ensemble de murs peints réalisés à même les bâtiments. Cette action a permis d’attirer l’attention sur la cité et d’accompagner le lancement d’un projet de réhabilitation.

La patrimonialisation des grands ensembles semble connaître un pic dans la décennie 2010. Aujourd’hui, la vogue semble un peu passée…

En effet, il y a eu un pic avec le lancement du label et celui de l’ANRU. On a vu émerger nombre de projets dans les quartiers autour du patrimoine, du travail de mémoire… Aujourd’hui, à l’échelle scientifique, il y a moins d’appels à projets et de programmes de recherche, comme si on était passé à autre chose.

Comment l’expliquer ?

Il y a évidemment le contexte politique. Désormais, on se focalise davantage sur les territoires périphériques dans un sens large. De plus, les projets de rénovation ont été pour beaucoup menés à leur terme, et l’intérêt se concentre davantage sur la ville dite durable.

À lire
Renaud Epstein, « On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles »,
éditions Le Nouvel Attila, 2022, 144 p., 18 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Les grands ensembles, un patrimoine mal aimé

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