La Biennale de Venise conserve un immense fonds d’archives liées à son histoire et donc à celle de l’art du XXe siècle. Répartis dans deux bâtiments, dont le principal est « exilé » dans une zone industrielle hors de Venise, ces documents sont d’un accès malaisé. Si le fonds est bien inventorié, sa numérisation est encore loin d’être achevée.
Les articles sur les Panama Papers ont récemment mentionné une institution insuffisamment valorisée, l’Asac (Archivio Storico delle Arti Contemporanee), les archives de la Biennale de Venise. Les découvertes de l’ICIJ (Consortium international pour le journalisme d’investigation) ont relancé l’affaire qui oppose depuis 2011 Philippe Maestracci à une puissante famille de marchands d’art new-yorkais, les Nahmad, au sujet d’une toile d’Amedeo Modigliani. Comme cette œuvre fut exposée lors de la Biennale de Venise de 1930, les documents issus de ses archives ont confirmé l’identité du propriétaire du tableau. De fait, depuis la réouverture des Archives en 2007, collectionneurs, maisons de vente, carabinieri en quête d’attribution d’œuvres se mêlent désormais aux chercheurs pour interroger ces sources précieuses.
La richesse inouïe des archives historiques
Constitué à partir de 1928, le fonds d’archives de la Biennale de Venise est sans équivalent. Les chiffres (lire aussi p. 9) donnent le vertige : des centaines de milliers de documents pour le fonds historique, 140 000 ouvrages conservés à la bibliothèque, 40 000 négatifs, 4 000 œuvres, sans oublier des collections d’affiches, de vidéos, de bandes sonores, de revues de presse… Il est vrai que la première édition de la Biennale a eu lieu en 1895. À partir de 1930, sous le pouvoir fasciste, la Biennale s’enrichit de festivals de musique, de théâtre et de cinéma (la Mostra del Cinema). En 1980, elle s’ouvre à l’architecture, puis à la danse en 1998. Les archives documentent ainsi l’histoire de six disciplines appelées « secteurs », tandis que l’accroissement du nombre de pays participant aux Biennales d’art et d’architecture démultiplie d’autant les sources. Un fonds colossal, fascinant par la pluralité de l’histoire culturelle qu’il reflète : celle d’une manifestation artistique, mais aussi celle des pays et des artistes qui y participent.
Ce fonds volumineux est aussi une source d’informations inédites sur l’histoire internationale et les relations diplomatiques qui se jouent en arrière-plan. Par exemple, la remise du Grand Prix de peinture à Robert Rauschenberg en 1964 marque le triomphe de New York sur Paris comme capitale des arts. Les documents conservés à l’Asac permettent de reconstituer et d’analyser le contexte de cette consécration (pressions sur le jury, déménagement des œuvres à la hâte, rôle de Leo Castelli…), puis d’en mesurer l’influence à travers les réactions officielles des autres nations et de la presse étrangère. Lorsque la Biennale est partie prenante de l’histoire en train de s’écrire, les archives deviennent un matériau essentiel pour repenser son influence, tant au niveau géopolitique que sur le marché de l’art.
Exilées dans la banlieue de Venise
Hélas, pour accéder à ces ressources, il faut aujourd’hui quitter Venise. Fini le temps où les chercheurs descendaient à l’arrêt de vaporetto San Stae pour rejoindre le palais Ca’ Corner della Regina. Sur la terre ferme, un arrêt de bus et un quai de gare à Porto Marghera desservent le parc scientifique et technologique Vega, où se trouve désormais l’Asac. Porto Marghera est une zone industrielle créée en 1917 avec le concours de Giuseppe Volpi, l’un des présidents de la Biennale. Ainsi rattaché de loin à l’histoire de l’institution, cet espace apparaît tout d’abord plutôt hostile au chercheur : après avoir emprunté un passage souterrain, il doit réussir à s’orienter dans un site anonyme, où la signalétique fait cruellement défaut. Pourtant, passé ce moment difficile, les locaux de l’Asac semblent bien adaptés à leur fonction, associant bureaux pour le personnel, espace de consultation pour le public et réserves pour conserver les archives aux normes requises (hygrométrie contrôlée, rayonnages mobiles, etc.). Une réorganisation complète du fonds a été effectuée sous la houlette de la Soprintendenza archivistica del Veneto : les archives dites historiques ont été dépoussiérées, vérifiées, inventoriées, numérisées lorsque trop fragiles et reconditionnées dans des boîtes neuves. Mais si la conservation des fonds est donc désormais bien assurée, sa numérisation systématique reste inachevée : lancée en 2004, la base de données en ligne « Asac Dati » est toujours en cours d’élaboration et ne couvre malheureusement pas l’ensemble des matériaux conservés à l’Asac. Le recours au personnel des archives est donc incontournable.
Les chercheurs déplorent l’éloignement du site de Venise. Sorte de « no man’s land » (zone désertée), cet emplacement isolerait l’Asac dans un ghetto sans âme. Selon une journaliste de Venise, l’Asac souffre indirectement de l’échec de la politique de réhabilitation de cet espace par la commune de Venise. Toutefois, Porto Marghera célébrera l’an prochain son centième anniversaire : de nombreuses initiatives contribueraient ainsi à donner de la visibilité à cet espace, ce dont l’Asac pourrait tirer profit. « Les jeux sont encore ouverts, dit-elle, notamment avec la Biennale d’architecture, dont le pavillon de Venise, sous l’égide de la mairie, est consacré à Marghera, tandis que l’atelier d’été de la faculté d’architecture IUAV, Wave, proposera des projets pour requalifier la zone. »
Des lieux éclatés, des colloques confidentiels
Mais cette localisation induit surtout un autre problème soulevé par les chercheurs : la dispersion des ressources. La nouvelle bibliothèque de l’Asac, inaugurée en 2007 dans le pavillon central au cœur des Giardini, est à l’exact opposé de Marghera. Tous soulignent là une situation qui ne permet plus la confrontation et le recoupement des informations. Dès lors, l’évocation de l’ancien site de l’Asac à Venise, à Ca’ Corner, où tous les fonds étaient rassemblés dans un écrin majestueux, ne manque jamais de susciter la plus grande nostalgie.
Depuis 2012, l’Asac organise un colloque avec la thématique « Archives et expositions » au terme de chaque Biennale (d’art comme d’architecture). Une initiative intéressante, mais qui reste pour le moment plutôt confidentielle, même si chaque colloque donne lieu à une publication bilingue italien-anglais. Depuis 2010, des expositions-dossiers sont également montées à Ca’ Giustinian, dans le portego qui dessert le café et la librairie du siège de la Biennale. Dans cet espace trop peu identifié, cette programmation louable paraît plus symbolique que tournée vers un véritable public se privant ainsi des 500 000 visiteurs de la Biennale.
Considérer l’Asac comme le septième « secteur » de l’institution, ainsi que le fait la direction de la Biennale, requiert de lui accorder la même visibilité et promotion que la Biennale d’art ou d’architecture, la Mostra del Cinema et les festivals de danse, musique et théâtre… Par nature, les archives pourraient plutôt devenir le dénominateur commun et transversal de l’ensemble de ces « secteurs » dont elle conserve la riche mémoire depuis l’origine. Reste maintenant à franchir une nouvelle étape dans cette politique de valorisation.
L’Asac possède dans sa riche médiathèque une précieuse collection : Art/tapes/22, du nom d’une galerie florentine dirigée dans les années 1970 par Maria Gloria Bicocchi et son mari Giancarlo. Ce fonds est constitué de vidéos réalisées entre 1972 et 1976 par de nombreux artistes vidéastes (Bill Viola, Jannis Kounellis, Marina Abramovic, Vito Acconci, Alighiero Boetti, Joseph Beuys, Christian Boltanski, etc.) dans cet authentique laboratoire international dédié aux nouveaux médias. Bill Viola, qui revient souvent sur l’importance de cette période dans son parcours, y fut nommé directeur technique de la production de 1974 à 1976. Maria Gloria Bicocchi collabora activement avec Leo Castelli et Ileana Sonnabend sur la base d’accords de coproduction et de distribution d’artistes basés à New York. Après plusieurs années de fonctionnement, la galerie connaît des difficultés de financement liées à la non-commercialisation des œuvres. En 1976, Maria Gloria Biococchi décide de léguer le fonds Art/tapes/22 à l’Asac qui venait d’inaugurer son nouveau siège de Ca’ Corner. Wladimiro Dorigo, le directeur de l’Asac, mène alors une politique de valorisation du fonds très active. Dès 1977, il organise une exposition intitulée « Art/tapes/22 » à l’Asac, ainsi que plusieurs journées d’étude autour de l’art vidéo réunissant artistes et chercheurs. À partir de la démission de Dorigo, en 1983, les archives de la Biennale de Venise traversent à leur tour une période difficile. Les bandes du fonds Art/tapes/22 commencent à souffrir de l’humidité et risquent d’être irréversiblement endommagées. L’obsolescence des supports magnétiques mêlée à celle des équipements de lecture accentue la menace de perdition. Il a fallu attendre 2007 pour que l’Asac entreprenne la digitalisation d’Art/tapes/22. En partenariat avec l’Université d’Udine, reconnue pour ses formations dédiées à la conservation des biens culturels, ce travail de numérisation remet en perspective la fragilité de certaines formes artistiques contemporaines. Le parcours d’Art/tapes/22, de sa naissance à sa renaissance, montre à quel point le destin de cette collection reste constitutif de l’histoire de la Biennale.
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Les archives méconnues de la Biennale de Venise
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Abonnez-vous dès 1 €Bibliothèque des Archives de la Biennale, aux Giardini, depuis 2007 © Andrea Avezzù, Courtesy La Biennale di Venezia
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°460 du 24 juin 2016, avec le titre suivant : Les archives méconnues de la Biennale de Venise