CASTRES
Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir une pièce de son musée qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. Jean-Louis Augé, conservateur en chef du Musée Goya de Castres, a sélectionné un tableau de Goya (1746-1828), L’Assemblée de la Compagnie royale des Philippines.
Le musée de Castres possède la plus grande peinture d’histoire exécutée par le maître : l’Assemblée de la Compagnie royale des Philippines dite Junte des Philippines, acquise le 7 mai 1881 à Madrid par Marcel Briguiboul (1837-1892) pour la somme substantielle de 35 000 réaux (soit 8 750 francs or), avant d’être léguée au musée. La Compagnie des Philippines était une société d’actionnaires dont le comptoir principal se trouvait à Manille. Le 30 mars 1815, se tient une assemblée générale très importante de la Junte. Outre la présence du ministre des Indes, Miguel de Lardizabal, ardent partisan de Ferdinand VII pendant l’occupation française, le souverain espagnol est venu en personne présider la réunion. Deux semaines plus tard, la Compagnie sollicite la permission d’immortaliser l’événement. Ayant déjà portraituré dans l’année Lardizabal, Olmuryan et José Luis Muñarriz, secrétaire de la Junte, Goya est naturellement choisi. Mais avant la conclusion de l’œuvre, au mois de septembre, le roi exile Lardizabal. Probablement en accord avec ses commanditaires, Goya représente alors ce dernier dans l’embrasure d’une porte, à gauche de la composition, laissant un siège vide derrière le bureau. Cette critique directe d’un pouvoir royal versatile explique sûrement la disparition de l’œuvre entre 1829 et 1881, date de son achat par Marcel Briguiboul. La notoriété de Goya étant faible en France, le peintre, qui a fait ses études en Espagne, s’affirme être un collectionneur averti. Il faut attendre 1900 et l’exposition rétrospective du Prado pour réparer un oubli soigneusement entretenu par la dynastie des Madrazo, peintres officiels tout puissants, maîtres du Musée du Prado et de l’Académie des beaux-arts.
La composition du tableau demeure relativement simple : les lignes obliques du tapis, de la fenêtre, se focalisent sur la poitrine du roi, et les reports des côtés verticaux sur la bordure inférieure conditionnent la position du bureau ainsi que celle des deux groupes de l’assistance. Mais la peinture révèle une extraordinaire étude de la lumière. L’unique source d’éclairage, à droite, comme dans les Ménines de Vélasquez, traduit l’espace, la pénombre, les tonalités assourdies et la subtile atmosphère empesée d’une salle d’apparat, tout en soulignant les détails importants : la figure du roi, les dignitaires du bureau, le visage de Lardizabal et les actionnaires (groupe de gauche). Quant à la palette, elle se remarque par sa gamme restreinte dans les ocres et les gris colorés, passant subtilement de l’ombre à la clarté, des tons chauds aux tons froids. Partout, la touche large et nerveuse évite le détail superflu pour ne s’attarder que sur l’essentiel, comme le lustre traité au moyen de quelques éclats de blanc. Ainsi Goya a certainement voulu rendre un magistral hommage à l’auteur des Ménines, tout en posant la terrible question de l’injustice du pouvoir. Dans le cadre de la répression menée par Ferdinand VII, le peintre met en scène une assemblée irrespectueuse et sans âme face à la personne royale. Tous les actionnaires, les membres du bureau, font penser à des marionnettes, alors que de leurs décisions dépend l’avenir. Seuls les caricaturistes anglais avaient osé traiter le pouvoir avec autant d’irrespect ; Goya l’a fait dans une peinture d’histoire. Voilà pourquoi le maître nous touche encore par son génie, sa critique sociale toujours présente, sa puissance de suggestion, sa maîtrise de la couleur et de l’espace. Son œuvre ne peut jamais laisser indifférent.
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Le choix du conservateur : Jean-Louis Augé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°96 du 7 janvier 2000, avec le titre suivant : Le choix du conservateur : Jean-Louis Augé