Décidé dans les années 1990, ce barrage sur le Tigre va faire disparaitre la ville kurde de Hasankeyf et ses sites archéologiques. Sous couvert de développement économique, c’est une arme contre les séparatistes du PKK. La mise en eau a cependant été reportée.
Ilisu (Turquie). En mars 2019, le président turc Erdogan annonçait pendant la campagne pour les élections municipales que le réservoir du barrage d’Ilisu serait mis en eau le 10 juin, une annonce plus politique qu’il n’y paraît. Ilisu fait partie d’un vaste projet anatolien, le GAP en turc ou « projet d’Anatolie du Sud-Est » datant des années 1990 : soit un réseau de 22 barrages hydroélectriques sur le Tigre et l’Euphrate, censés développer économiquement le Kurdistan. Ankara promet ainsi des milliers d’hectares de terres irriguées et la création de 3,5 millions d’emplois, dont 10 000 à Ilisu. Chiffres à l’appui, Ankara affiche le gigantisme du projet : 138 mètres de haut, une puissance de 1 200 MW, vingt ans de travaux, un réservoir long de 136 km et un budget estimé à 2 milliards d’euros. Dans un récent rapport, l’ONG turque HYG, opposante au projet, rappelle le déroulé chaotique des travaux. En 2009, les banques et les investisseurs européens (dont la Société Générale) ont tous fait défection suite à une mobilisation internationale, provoquant l’arrêt des travaux. Ce sont des banques et entreprises turques qui les ont remplacés, mais plusieurs recours devant des tribunaux ont à nouveau ralenti les travaux. En théorie, ceux-ci devraient prendre fin à l’été 2019, mais le gouvernement vient d’annoncer que la mise en eau du réservoir serait à nouveau décalée de plusieurs semaines.
Si le barrage suscite une vive opposition, c’est parce qu’à terme le réservoir submergera des dizaines de villages et bouleversera les équilibres sociaux, culturels et écologiques de toute la région. HYG (acronyme turc de « Initiative to keep Hasankeyf Alive ») dénonce depuis 2006 les conséquences catastrophiques du barrage pour Hasankeyf, la ville la plus à risque. Son porte-parole Ercan Ayboga résume les enjeux : « Selon les déclarations officielles, le réservoir du barrage inonderait totalement ou partiellement 199 villages et l’ancienne ville de Hasankeyf, soit 55 000 habitants ». À cela s’ajouteraient 23 000 personnes déjà déplacées de force dans les années 1990 et 3 000 familles nomades : environ 100 000 personnes sont donc concernées selon HYG.
Ercan Ayboga souligne que presque tous les villages sont kurdes et que le projet de barrage menace des populations déjà forcées de se soumettre à la « politique d’assimilation » d’Ankara. Les minorités ethniques et linguistiques de Hasankeyf sont issues de sa longue histoire : la ville abrite des sites archéologiques des périodes assyrienne, grecque, perse, romaine, byzantine et ottomane. D’après Ercan Ayboga « seule une vingtaine de sites à fait l’objet de fouilles [...] et il s’agit d’une vaste zone qui nécessite une fouille minutieuse pendant des dizaines d’années », ce qui est confirmé par plusieurs experts européens. Même le classement du site en 1978 par le Conseil suprême des monuments de Turquie n’a pas détourné Ankara de son projet. Certains monuments de Hasankeyf ont déjà été endommagés par les préparatifs du lac de retenue, comme les grottes et habitations troglodytes qui bordent le Tigre : d’après HYG ces grottes ont été partiellement détruites avec des explosifs en août 2017. La Citadelle qui surplombe la vallée de Hasankeyf (IVe siècle après J. C.) a elle aussi été endommagée par des explosifs, après sa fermeture aux touristes en 2013. La Turquie n’a jamais demandé le classement de Hasankeyf au Patrimoine mondial de l’Unesco, alors que le site remplit neuf des dix critères nécessaires.
Enfin le barrage affectera directement l’environnement, à la fois au niveau local (espèces menacées) et régional : la baisse de débit du Tigre risque d’assécher les marais irakiens, qui sont pourtant classés au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2016. La zone de Hasankeyf avait, elle, été classée comme « zone naturelle protégée » par la Turquie dans les années 1980.
Pourquoi donc le projet d’Ilisu est-il défendu sans relâche par Ankara ? Selon Ercan Ayboga, c’est une « mesure politique » et non économique, dirigée contre les séparatistes kurdes. Pour le photographe français Mathias Depardon, auteur de plusieurs séries photographiques sur la guerre de l’eau au Moyen Orient, ce type de « barrage sécuritaire » vise à contrôler le territoire kurde par un « usage politique de l’eau », pour faire pression sur les populations par des menaces de coupures d’eau.
Dans le contexte de la guerre contre le PKK local, Ankara se livre à une bataille de l’information autour du barrage, d’autant que plusieurs zones de la région sont militarisées depuis 2015, et que l’état d’urgence a été prononcé en juillet 2016.
Mathias Depardon a été arrêté dans la nouvelle ville de Hasankeyf en mai 2017, alors qu’il disposait des autorisations officielles : après un mois de détention il a été libéré et expulsé de Turquie. Sa série photographique qui constitue une source d’information sur les enjeux de l’eau au Kurdistan s’en trouve interrompue. Face aux critiques, Ankara évoque des mesures pour préserver le patrimoine, dont le transfert de plusieurs monuments arabes et ottomans (bains, mosquées, mausolées) dans un « parc culturel » situé à quelques kilomètres. Selon Ercan Ayboga, les monuments n’ont fait l’objet d’aucune « expertise indépendante » avant ou après leur transport. Il dénonce par ailleurs l’inaction de l’Unesco sur le dossier, malgré une pétition déposée en 2012 : « Cette organisation sert-elle les populations ou les gouvernements ? » Ni l’Unesco ni la délégation turque auprès de l’Unesco n’ont donné suite aux sollicitations du Journal des Arts pour un entretien. Outre ce silence, Ankara peut se prévaloir du rejet récent d’un recours déposé devant la Cour européenne des droits de l’homme en 2006 par HYG et ses soutiens.
Emeric Lhuisset, un territoire construit sur la disparition
Témoignage. Pendant sa résidence BMW Gobelins, le photographe a tourné au Kurdistan turc un docufiction centré sur l’effacement des minorités. Tandis que des images de trajet en voiture défilent, une voix off déroule un récit lacunaire. La caméra finit toujours par buter sur des postes de contrôle à l’entrée des villes kurdes, quelque part entre Diyarbakir et la frontière syrienne. Plusieurs œuvres complètent le docufiction, des extraits de vidéos tournées à Hasankeyf par des opposants au barrage d’Ilisu, et des photographies de nuages au-dessus des villes kurdes. Dans le livre qui accompagnera l’exposition aux Rencontres d’Arles, l’écrivain turc Ahmet Insel pose une question centrale : « Pourquoi cette obsession [du gouvernement] à faire disparaître la ville millénaire de Hasankeyf ? ».
Olympe Lemut
Emeric Lhuisset, Quand les nuages parleront, Éditions Trocadero/BMW Art et culture, 2019.L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le barrage d’Ilisu va engloutir une histoire millénaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : Le barrage d’Ilisu va engloutir une histoire millénaire