Rudolf Stingel transforme le Palazzo Grassi en lieu de promenade, propice à une réflexion sur soi-même ou sur la peinture.
VENISE - L’expérience est immersive et la visite, presque méditative. Nulle allègre exposition de printemps cette année au Palazzo Grassi, à Venise, mais une carte blanche laissée à Rudolf Stingel, qui n’a pas manqué là l’occasion de s’approprier l’ensemble des 5 000 mètres carrés de l’édifice et d’en bouleverser, non pas l’ordonnancement classique mais leur qualité même d’espace d’exposition. Car, plus que de l’accrochage de tableaux ou du vaste projet in situ – même si elle est cela aussi –, la proposition émise par l’artiste relève de la réflexion introspective et mélancolique dans un espace devenu une zone floue, en premier lieu par le recouvrement quasi total de l’architecture ; un recouvrement non agressif mais aux effets à l’inverse très enveloppants.
C’est le motif d’un tapis oriental, un kilim ancien d’Azerbaïdjan photographié dans un livre, qui est devenu le point d’origine d’un dialogue entre peinture et architecture, puisque, agrandi et imprimé sur une moquette recouvrant l’intégralité du palais, sols et murs, pas un recoin n’y échappe !
Par-dessus, Stingel est venu accrocher des tableaux. Au premier étage, des toiles abstraites, argentées pour la plupart, sur la surface desquelles s’animent un relief et une gestuelle ténus faits de traces de frottement ou de pliage laissant voir une succession d’interventions, parfois comme empilées. Ces presque paysages mentaux, outre qu’ils jouent avec la réflexion, s’amusent d’un fort pouvoir immersif pour le regard. Sur certains transparaissent des fragments de motifs de… tapis, rappelant la récurrence de cet objet chez Stingel. Apparu à plusieurs reprises depuis le début des années 1990, il est pensé tel un outil permettant de lancer une conversation avec la peinture, qui, au-delà d’une réflexion sur le motif décoratif et son évolution vers l’abstraction, porte en elle des considérations relatives au passé et au temps qui passe, à l’usure. Du temps qui passe il est toujours question au second niveau du Palazzo Grassi, où les tableaux, de format intime pour la plupart, sont des copies photoréalistes de sculptures médiévales en bois (de leurs détails souvent), d’après leur reproduction dans des ouvrages. Minutieusement exécutées, ils n’en laissent pas moins apparaître, de près, une touche délicate, manière de se distancier d’avec la photographie qui en a été la source.
Tant le tapis que les peintures, figuratives ou abstraites, sont ainsi porteurs d’une interrogation sur la perception et offrent une lecture brouillée, obligeant l’œil à une accommodation constante, à régler la focale à la faveur des jeux d’élargissement – par exemple des effets de chaîne et de trame du tapis – ou de réduction du motif. Surface et profondeur y sont remises en cause au profit d’une lecture renouvelée, entretenant simultanément une sorte de flou paradoxal.
Effet d’enfouissement
La zone floue engendrée par ce projet est également celle de l’inconscient. C’est un autoportrait de Stingel au regard perdu et à l’expression particulièrement mélancolique qui se donne à voir dès le rez-de-chaussée des lieux. Surtout, le tapis impose une visite silencieuse ; il étouffe les bruits et provoque un effet d’enfouissement labyrinthique, renforcé par le fait que, dans certaines salles dénuées de tableaux, il constitue la seule « présence » offerte au regard, le visiteur se trouvant comme happé par l’édifice. Son motif oriental n’est d’ailleurs pas sans rappeler le cabinet viennois de Freud lui-même orné de tapis au sol et aux murs. La référence est peu anodine chez un natif de la partie germanique de l’Italie, voisine de l’Autriche, et rappelle l’importance pour lui de cette culture de la Mitteleuropa, à laquelle fait également référence un portrait de son ami Franz West accroché en position centrale dans le parcours. Où partout il est question… de profondeur et de surface.
Commissariat : Rudolf Stingel, avec la collaboration d’Elena Geuna
Nombre d’œuvres : environ 60
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La profondeur de la surface
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 31 décembre, Palazzo Grassi, Campo San Samuele 3231, Venise, tél. 39 041 523 1680, www.palazzograssi.it, tlj sauf mardi 10h-19h. Catalogue, coéd. Electa/Palazzo Grassi, 84 p., 40 €
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°390 du 26 avril 2013, avec le titre suivant : La profondeur de la surface