ALBI
Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir dans la collection de son musée une œuvre qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. Danièle Devynck, conservateur en chef du patrimoine, directrice du Musée Toulouse-Lautrec d’Albi, présente Femme mettant son corset, conquête de passage (1896) d’Henri de Toulouse-Lautrec.
“La mère d’Henri de Toulouse-Lautrec, désireuse de perpétuer la mémoire de son fils et d’assurer à sa ville natale l’attrait, l’enseignement et le profit de cette partie capitale de son œuvre, a résolu, Monsieur le Maire, de l’offrir à la ville d’Albi.” Par ces mots écrits en novembre 1919, la comtesse de Toulouse-Lautrec, le cousin germain du peintre Gabriel Tapié de Céleyran, et l’ami et exécuteur testamentaire de l’artiste Maurice Joyant, confirment le don de ce qui va devenir le fonds le plus prestigieux du Musée d’Albi. Il s’en est fallu de peu que cet ensemble reste à Paris. En effet, après la mort de Lautrec, Joyant, chargé par les parents du peintre d’assurer la postérité de son œuvre, propose à Léonce Bénédite, alors conservateur du Musée du Luxembourg, de choisir les tableaux qui lui conviennent dans l’exposition qu’il a organisée à la galerie Durand-Ruel, à Paris. Cette offre est rejetée. Toutes les tentatives qui suivront resteront sans succès : Lautrec fait l’objet d’un ostracisme irrémédiable de la part des milieux officiels. Seul le conservateur des Estampes de la Bibliothèque nationale aura assez de clairvoyance pour accepter les 371 lithographies originales que la comtesse et Joyant lui remettent.
C’est ainsi qu’Albi, ville où Henri de Toulouse-Lautrec est né en 1864, reçoit ces œuvres, qui sont installées dans le palais de la Berbie, puissante forteresse de briques édifiée au XIIIe siècle par les évêques de la cité. Le 30 juillet 1922, les galeries Toulouse-Lautrec y sont inaugurées.
Aujourd’hui, la gloire de Lautrec est unanimement saluée, ses toiles figurent dans les plus grands musées, et la collection d’Albi est un ensemble de référence. Il ne saurait donc être question de prétendre dévoiler une œuvre inconnue. Néanmoins, il nous a semblé intéressant de nous attarder sur un carton qui nous paraît exprimer l’essence même de la démarche du peintre, mais ne correspond pas aux images que la mémoire collective associe spontanément à son nom.
Femme mettant son corset, conquête de passage est une étude préparatoire pour la suite “Elles”, l’un des sommet de l’œuvre gravé de Toulouse-Lautrec. Publiées en 1896 par le marchand Gustave Pellet, conçues sur le modèle des albums japonais, les onze planches lithographiées de cette série montrent les pensionnaires des maisons closes dans leur vie quotidienne. Cette œuvre sur carton témoigne de la manière dont l’artiste épure son dessin pour ne conserver que quelques lignes signifiantes. Il s’agit d’une simple mise en page, posant la silhouette d’une prostituée qui rattache son corset. Le modèle, vu de dos, est dépersonnalisé, réduit au geste, lui-même seulement suggéré. Le “fa presto” du dessin restitue la fugacité du temps, notion qui renvoie à la leçon des maîtres de l’Ukiyo-e. Le trait, elliptique, est cependant assez précis pour que la scène soit lisible. Écartant toute transcription anecdotique, Lautrec réduit son image à quelques signes colorés, et résout le débat d’une prééminence de la ligne ou de la couleur, éludant l’accessoire pour ne retenir que l’essentiel. Cette manière, où l’importance du vide équilibre la stridence du trait, est une approche purement plastique qui peut annoncer l’abstraction. Sans doute le propos de Toulouse-Lautrec n’est-il aucunement celui-là ; mais l’usage fréquent et voulu du “non finito” dans son œuvre peint constitue l’une des traductions les plus importantes de la modernité de son œuvre.
La toile préparatoire qui suit ce carton introduit l’anecdote avec la présence du client, au second plan, observant la femme ; les deux personnages sont conservés dans la transcription finale de l’estampe, traitée dans une inspiration décorative qui correspond à la technique lithographiée dont Lautrec maîtrise la spécificité. Il prouve ainsi sa capacité à jouer de tous les procédés créatifs qui servent son art.
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Danièle Devynck
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°169 du 18 avril 2003, avec le titre suivant : Danièle Devynck