Moins médiatisé que les chefs-d’œuvre de nos musées, le patrimoine privé est la première victime des vols d’œuvres d’art en France. Fortement convoité, celui-ci est la cible d’un trafic lucratif en pleine progression, dont les acteurs ignorent les frontières. Particuliers, professionnels, assureurs et autorités judiciaires sont tous concernés par ce problème qui, à la vue des chiffres fournis par la police, a pris une tournure alarmante en 1998.
Les vols d’œuvres d’art progressent fortement dans notre pays : 7 857 ont été enregistrés l’an dernier, contre 5 569 en 1997. Ce triste record, qui s’explique en particulier par la reprise du marché de l’art et l’attrait prononcé pour les objets d’art français, touche en premier lieu les particuliers. Police et gendarmerie s’efforcent de lutter contre ce fléau, mais la meilleure solution reste la prévention.
Le 24 mars, la Brigade de répression du banditisme découvrait un réseau de trafiquants de cheminées anciennes. Probablement à la tête du réseau, “Paul des cheminées” était connu des services judiciaires pour se livrer à cette activité depuis une trentaine d’années. La police estime que plus de 280 pièces volées chez des particuliers de la région parisienne ont été exportées vers le continent américain via une société de transport de Montreuil (Seine-Saint-Denis), rapportant ainsi plus de 3 millions de francs aux intéressés.
Ce scénario est malheureusement classique. En effet, la France est avec l’Italie le pays le plus touché par les vols d’objets d’art. Si l’importance du patrimoine présent dans notre pays explique et amène à relativiser cette triste performance, les chiffres enregistrés par la police l’an dernier (voir les graphiques) démontrent que la situation prend aujourd’hui une tournure alarmante. Après une relative stabilité entre 1990 et 1995, le trafic des œuvres d’art a suivi la reprise du marché de l’art, et 1998 a été marqué par une forte recrudescence des vols en France. Le Corot dérobé au Louvre l’année dernière, Le Chemin de Sèvres, et la disparition récente à Saint-Germain-des-Prés de l’Hommage à Apollinaire par Picasso, un buste en bronze de Dora Maar, sont bien sûr symboliques de cet état de fait. Mais ils ne sont que la partie visible et médiatisée de l’iceberg, le marché clandestin se nourrissant essentiellement du patrimoine privé. L’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) estime que depuis une vingtaine d’années, 75 % des biens volés le sont chez des particuliers.
Opération Chacof 31
La Gendarmerie nationale, qui a pour mission le maintien de l’ordre en zone rurale, s’est trouvée confrontée pendant l’année 1998 à 7 764 vols – plusieurs objets peuvent être dérobés à chaque vol – perpétrés chez des particuliers. Le lieutenant-colonel Joël Vaillant, chargé de la coordination des actions menées par les gendarmes, insiste sur la forte exposition des maisons de caractère (monuments historiques, manoirs, maisons bourgeoises), où le nombre de cambriolages a doublé cette année. Il explique cette évolution par l’attrait “d’un secteur lucratif qui, soutenu par une hausse de la demande, amène des malfaiteurs à se tourner vers cette activité souvent considérée comme moins dangereuse”. Il note aussi “la libération récente d’individus interpellés pour des faits similaires” et souligne “la masse d’argent blanchi grâce au trafic des œuvres d’art”.
Pour illustrer ses propos et expliquer la conduite des enquêtes menées par la gendarmerie, il cite en exemple l’opération Chacof 31. Contraction de château et coffre, cette enquête porte le nom de la cellule formée à Narbonne le 5 octobre 1998, à la suite d’une série de 300 vols dans le Sud-Ouest. Grâce à une centralisation nationale effectuée par le Service technique de recherche et de documentation judiciaire (STRDJ) basé à Rosny-sous-Bois, la Gendarmerie cible les trafiquants et met en place leur filature avant de décider d’une intervention. L’opération va durer six mois. Le 3 mars 1999, la Gendarmerie procède simultanément à quarante perquisitions, et soixante-huit personnes sont interpellées en France et en Italie. Le butin amassé par le réseau, qui écoulait sa marchandise des deux côtés des Alpes, est vertigineux : environ 2 000 pièces sont saisies, dont 1 152 meubles, ainsi qu’une somme d’argent de 830 000 francs.
De telles prises restent exceptionnelles, mais leur importance ne peut qu’encourager les particuliers à se protéger. Ces dernières années, Henri-François de Breteuil a vu son château visité à quatre reprises. Président de l’association La Demeure Historique, qui regroupe des propriétaires de monuments historiques et de demeures de caractère, il milite pour un engagement financier de l’État dans la sécurisation des châteaux, les frais, actuellement à la charge du propriétaire s’évaluant souvent en centaines de milliers de francs. Pour ce faire, il propose “l’assimilation des travaux de sécurité aux travaux de recouvrement”. Philippe Cadias, commandant de police chargé de la sécurité à la Direction du Patrimoine et dont le rôle se limite habituellement aux propriétés publiques, se félicite de la récente prise de conscience du ministère de la Culture dans ce domaine. En effet, des demandes sont examinées au cas par cas, et des aides ont déjà été accordées à titre exceptionnel. L’État a ainsi financé à hauteur de 50 % les travaux effectués l’année dernière dans les châteaux de Serrant, dans le Maine-et-Loire, et de Condé-en-Brie. Cette aide est octroyée en fonction de trois critères principaux : le monument doit être classé, largement ouvert au public, et les objets mobiliers qu’il abrite doivent être d’une grande importance pour le patrimoine national, souvent interdits de sortie du territoire car classés.
La sortie du territoire est d’ailleurs souvent synonyme de perte irrémédiable. Dans l’espace européen, des pays comme la Belgique et la Hollande sont considérés par les forces judiciaires françaises comme de véritables plaques tournantes ; le recel y est dissocié du vol ; moins lourdement puni, il est prescrit au bout de cinq ans. En France, la législation est beaucoup plus sévère. Le recel commis grâce aux facilités que procurent l’exercice d’une activité professionnelle peut être sanctionné de dix ans d’emprisonnement ! Brocanteurs et antiquaires ont l’obligation de tenir un registre d’acquisition où doivent être mentionnées l’identité complète de celui dont ils achètent l’objet (une pièce d’identité doit en justifier), sa valeur et sa description, rattachée à un numéro d’ordre qui doit être affecté à chacun. Ce registre peut faire l’objet de vérifications à tout moment par les forces de l’ordre. “Bien souvent les antiquaires sont montrés du doigt comme des brebis galeuses, cette image est de plus en plus erronée, souligne le marchand Dominique Chevalier, chargé de la communication du Syndicat national des antiquaires. Nous appelons nos adhérents à prendre conscience de la loi et à la respecter, comme par exemple acheter les objets au domicile du particulier”. “La plupart de nos membres utilisent les banques de données, en particulier s’ils ont le moindre doute sur un objet”, rassure-t-il.
“Dissuader, alerter, freiner”
Les conseils donnés aux particuliers pour la protection de leur biens sont d’ordre préventif et résumés ainsi par le lieutenant-colonel Joël Vaillant : “dissuader, alerter, freiner”. Une alarme sonore et lumineuse, parfois reliée à une centrale d’appel est indispensable, mais la rapidité avec laquelle agissent les cambrioleurs impose un déclenchement précoce de celle-ci. Nombre de témoignages abondent dans ce sens : une fois le propriétaire arrivé sur les lieux, il ne peut que constater l’étendue des dégâts. Il faut donc retarder le plus possible les voleurs en disposant des protections aux portes et aux fenêtres, lieux de passage privilégiés, et éviter de regrouper les plus belles pièces dans un même lieu. La police comme la gendarmerie rappelle que peu de particuliers ont conscience de la nécessité d’inventorier leur patrimoine. Une description complète et méthodique, une bonne photographie et un marquage judicieux sont indispensables ; une fois communiqués aux forces de l’ordre, ces éléments deviennent autant d’obstacles supplémentaires au négoce des œuvres volées.
Placer un policier dans toutes les habitations concernées n’étant pas une solution envisageable, la meilleure arme des particuliers reste donc la prévention et la documentation exhaustive de leur patrimoine.
Des bases de données informatisées permettent de centraliser l’information relative au trafic des œuvres d’art et de répondre à la nécessité d’une diffusion rapide de celle-ci à l’échelle internationale. En France, la base la plus importante dans ce domaine est baptisée Treima (Thesaurus de recherche électronique et d’imagerie en matière artistique). Créée en 1995 par l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels, elle regroupe les dossiers de vols d’objets d’art signalés tant sur le territoire français qu’à l’étranger. Contrairement aux bases généralistes de la police (STIC) et de la gendarmerie (Judex), elle est spécialisée et fait appel à la reconnaissance visuelle. À partir d’une description simple de l’œuvre (nature, taille, nombre de personnages représentés...), elle permet de vérifier rapidement si celle-ci est signalée comme volée. Utilisée par l’OCBC, Treima est connectée avec le ministère de la Culture, les Douanes depuis le mois de mars dernier, et bientôt avec la Gendarmerie. Les marchands peuvent avoir accès à cette base s’ils en formulent la demande. La Belgique a adopté un système similaire depuis un an, et sa connexion avec la base française est prévue dans un futur proche. Si Treima est gérée par les pouvoirs publics, d’autres bases sont de nature privée. La plus importante d’entre elles est l’Art Loss Register (ALR). Financée en grande partie par des compagnies d’assurances, elle a été créée en Angleterre en 1991 et possède des bureaux à Londres, New York, et bientôt Saint-Pétersbourg. Répertoriant plus de 100 000 œuvres, auxquelles viennent s’adjoindre annuellement environ 10 000 nouvelles entrées, elle annonce avoir aidé à retrouver depuis sa création plus de 900 pièces. ALR travaille en collaboration avec les autorités judiciaires des différents pays concernés mais assure aussi ses propres recherches en employant une équipe d’historiens de l’art. Cette base est accessible à tous par Internet (www.artloss.com) ; l’inscription d’une œuvre volée y est gratuite. Toutefois, si l’œuvre est retrouvée grâce à ses services, l’Art Loss Register demande une commission (correspondant à 15 % de la valeur estimée, elle est dégressive selon la valeur de l’objet). Le marché clandestin ne connaissant pas de frontières, l’intérêt d’une telle base est bien sûr sa diffusion internationale, indispensable à la recherche des biens volés.
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Comment lutter contre la forte hausse des vols
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°83 du 14 mai 1999, avec le titre suivant : Comment lutter contre la forte hausse des vols