Patrick Blanc et Jean-Philippe Poirée-Ville, la nature réinventée

L'ŒIL

Le 1 décembre 2001 - 884 mots

Patrick Blanc, quel est votre parcours ?
Je suis botaniste au CNRS, spécialisé dans les stratégies de croissance des plantes tropicales dans un milieu de faible lumière. Il faut savoir qu’on ne rencontre qu’1% de lumière dans les sous-bois de ces forêts. La première de ces stratégies consiste à adopter un mode de ramification qui permette aux feuilles de ne pas se recouvrir. En tout, il y a une vingtaine de solutions différentes, une vingtaine de formes globales. Ce sont les stratégies physionomiques. Il existe aussi des stratégies plus complexes, qui ont trait à l’anatomie. Ainsi, on trouve des feuilles où, sous l’unique couche de cellules qui effectuent la photosynthèse, on découvre une seconde couche de cellules rouges qui ont pour but de réfracter les rares éléments de lumière qui auraient traversé. C’est pour cette raison que l’on trouve les couleurs les plus folles dans les sous-bois.

Comment êtes-vous passé de ce travail de recherche à une pratique plus artistique ?
J’ai mis au point un système que l’on nomme mur végétal. C’est un support rigide sur lequel on plaque du feutre pour la croissance et qui permet aux plantes de se développer sans terre pour peu qu’elles aient les sels minéraux nécessaires.

Quand avez-vous créé le premier de ces murs ?
Il y a près de vingt-cinq ans dans mon appartement.  Je suis passé ensuite en extérieur où les problèmes sont différents. C’était le cas pour ma première véritable présentation au public lors du Festival des jardins de Chaumont en 1994.

Comment choisissez-vous les espèces ?
En fonction du lieu et de son orientation. Souvent, ce sont des plantes assez communes.

Que présentez-vous à l’Espace EDF Electra ?
Je réalise une installation avec Jean-Philippe Poirée-Ville. Il avait vu ma pièce pour la Fondation Cartier en 1998 et voulait que je travaille avec lui. Au départ, nous devions juxtaposer des murs de plantes et des images de synthèse qu’il aurait programmées. Ensuite, le projet à évolué. Le visiteur sera confronté simultanément à deux mondes, l’un réel (mes plantes), l’autre virtuel (les images de synthèse). Dès le départ, nous voulions que les plantes réelles soient plus aberrantes que celles que l’on verrait en image de synthèse. C’est pourquoi j’ai choisi des plantes aux structures très bizarres. Certaines développent une morphologie des plus étranges, d’autres sont d’une couleur rare. La plupart sont translucides.

Jean-Philippe Poirée-Ville, en tant qu’architecte, comment en êtes-vous venu à investir l’Espace Electra
Je suis architecte et paysagiste. J’ai suivi l’enseignement de Paul Virilio, puis j’ai effectué des recherches sur le développement et l’utilisation de nouveaux matériaux pour l’architecture. Pour cette exposition, j’ai voulu faire découvrir ces nouveaux territoires que sont la cybernétique et l’espace de communication. En fait, tout vient de l’enseignement de Virilio. Il nous apprenait à définir les liens particuliers qui existent entre l’architecture et la mémoire, l’architecture et la parole. On était à la recherche d’une architecture sémantique qui soit l’inscription d’un signe sur un territoire. Cela revenait à s’approprier le territoire par le biais de l’écriture de signes. Comment appréhender ces nouveaux territoires que sont l’espace cybernétique et l’espace de la communication, comment établir les signes pour qu’ils puissent s’inscrire.

Cela revient à établir de nouvelles topologies ?
C’est cela. Je voulais mettre en scène une nouvelle nature éclairée par la lumière du numérique. Ce projet est donc lié aux nouvelles vitesses propres à ces espaces et qui permettent des imbrications inédites. Ici, c’est une salle de trois mètres sur six. Elle est plongée dans le noir. Le son de pas sur le gravier du sol est retransmis avec un léger décalage. Cela entraîne une sorte de déséquilibre qui conduit le visiteur à s’interroger sur l’espace. Faute de limites spatiales, le spectateur va se diriger vers le fond constitué de plantes vivantes et d’un écran où sont retransmises des images d’une nature virtuelle.

Quelles images sont projetées ?
Des tuteurs lumières qui sont une métaphore de nos référentiels contemporains. C’est une nouvelle nature qui ne répond plus à aucune des lois habituelles comme l’héliocentrisme et la pesanteur. Les végétaux que l’on voit sont en croissance. C’est sur eux que j’ai effectué mon travail d’architecte. Leurs croissances mais aussi leurs formes sont conditionnées par un algorithme. Cela se présente sous forme d’un film qui dure un peu plus de deux minutes.

Pourtant, cette installation est une œuvre architecturale ?
Oui. L’élément concret que l’on peut évoquer est le média building. Le média building, ce sont ces bâtiments sur lesquels on trouve des écrans numériques de dimensions gigantesques comme ceux de Time Square. Dans ces exemples, la lumière du numérique éclaire l’espace public en dématérialisant la réalité. Vous avez donc là l’émergence d’un nouveau type de territoire. C’est à ce niveau que j’interviens.

Vous cherchez donc à plonger le spectateur dans un espace hybride dont il n’avait pas conscience ?
De même que les premières chronophotographies de Jules-Etienne Marey montraient des chiens à dix pattes, ici, nous assistons à l’émergence d’un territoire inédit dans lequel aucune forme ne se matérialise concrètement.

En quoi la lumière du numérique permet cela ?
Le numérique est un médium comme un autre, mais il ne faut pas oublier qu’il est en train de complètement  rééduquer notre œil qui pendant des millénaires s’est habitué au soleil. Nous devons donc penser une écriture qui prenne en compte cette évolution et ouvrir sur les territoires de demain.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : Patrick Blanc et Jean-Philippe Poirée-Ville, la nature réinventée

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