Verner Panton était le pape du design des années 60. Il n’a cessé d’être d’actualité grâce à sa Panton Chair, cette ligne sinueuse représentant parfaitement le corps humain assis, et devenue à juste titre, un chef-d’œuvre du design du XXe siècle. Avec lui, le plastique était souverain. Consécration royale à Londres en attendant l’exposition du Vitra Museum.
Le Danois Verner Panton est célébré cet automne au Design Museum de Londres, puis début 2000 chez Vitra, là où l’on avait mis au point la dernière version de son siège révolutionnaire. Avant de disparaître à l’âge de 72 ans en septembre 1998, Panton avait lui-même réglé la mise en scène de cette étonnante exposition qu’il avait intitulée « Lumière et couleur », une succession de tableaux vivants comme des natures mortes d’intérieurs, de « boîtes à vivre ». Il avait tout imaginé dans ces environnements, sols, parois, plafonds, mobiliers, objets, éclairages, tissus, moquettes, le tout haut en couleurs. Couleurs pures, puissantes, saturées, se combinant à l’infini. Verner Panton détestait le blanc. Il disait en riant qu’il fallait même l’interdire. Qu’il était synonyme d’ennui, de paresse et de facilité. Qu’on ne l’employait que parce qu’on ne savait pas quoi faire d’autre ! Verner Panton était tout sauf rassurant. Il prônait l’irrévérence, l’excès, l’émotion, la fantaisie, la gaieté. Avec cependant une grande rigueur, car il était un grand technicien et un penseur original. Il bannissait la simplicité, le bon goût, préférait le trop plein au vide, évitait la symétrie et l’équilibre. On a dit de lui qu’il était un baroque moderne, un romantique, un expressionniste. Il était surtout l’exemple le plus parfait de ce que fut la culture Pop.
Un univers hyper coloré, psychédélique, halluciné
Dans ces années qui voulaient transformer le monde, lui voulait avant tout transformer la manière de vivre et le décor de la vie. Il rêvait d’un univers ludique et collectif, où le corps était entièrement libre de pouvoir se reposer, s’allonger, s’amuser ou simplement bouger dans des espaces sans entraves. D’un univers hyper coloré, psychédélique, musical, graphique, bourré d’effets optiques menant parfois au vertige, bref d’un monde halluciné. Et Verner Panton créa ce monde. Avec de la couleur et des matières plastiques. Des couleurs primaires, rouge, bleu, jaune ; des couleurs secondaires, vert, violet, orange ; et parfois du rose fuchsia ou du turquoise. Mais des couleurs très vives, très denses et dont la combinaison les faisait apparaître électriques, presque stridentes, ou absorbantes, à la limite du supportable. Il utilisait les matières plastiques toutes dernières nées, notamment les mousses de latex et de polyuréthane revêtues de leurs housses en jersey coloré, sorte de seconde peau habillant la forme, lui permettant de sculpter littéralement dans la couleur. Il affirmera toujours que la couleur a plus d’importance que la forme, et ira jusqu’à dire que si l’on se sent bien dans un fauteuil, c’est uniquement grâce à sa couleur ! On peut encore aujourd’hui vérifier sa philosophie si personnelle de l’aménagement intérieur. À Hambourg où il a conçu les bureaux du journal Der Spiegel en 1969, avec sa cantine rouge pourpre, sa piscine très Op Art, ses murs aux cercles lumineux (la qualité des articles ne sembla pas s’en ressentir, au contraire ! ). À Aarhus, au Danemark, dans le restaurant Varna créé en 1971. À Copenhague, au Circusbynhingen, immense cirque couvert où les sièges font penser à des milliers de confettis de toutes les couleurs et où le café des artistes est d’un délicieux rose shoking.
Au pays des trolls
Verner Panton naît au pays des trolls dans une île enchantée, l’îlot de Funen qui vit aussi naître un autre grand imaginatif, le conteur Andersen. Il fait ses classes après guerre auprès du grand maître du design danois d’alors, Arne Jacobsen, un puriste du fonctionnalisme dont il retiendra un grand sens de la rigueur. Suivant l’exemple des jeunes gens révoltés de la Beat Generation, il quitte son paisible royaume pour aller « on the road », sillonner au volant de son minibus Volkswagen, une Europe plus remuante. Panton oublie aussi définitivement le traditionnel bon goût scandinave et s’installe à Bâle dès les années 60. Dans un premier temps, il réalise de nombreux sièges assez révolutionnaires dont la célébrissime Panton Chair, puis il se fait le chantre du « Design Total » : ambiances avant-gardistes sans aucune référence au passé, remplies à ras bord de sièges en demi-lune que l’on peut utiliser tête en bas et pieds en l’air et qui se balancent comme des nacelles. Ou encore d’étranges vaisseaux spatiaux qui roulent comme de grosses boules, d’autres qui oscillent comme des œufs... dans des grottes où le sol rejoint le plafond grâce aux diverses moquettes psychédéliques rappelant à la fois Dewasne, Vasarely ou Soto, tapissant et unissant tout l’espace. Des parois jaillissent des saillies où l’on peut s’asseoir, et du sol s’élèvent des meubles champignons ou des stalagmites miniatures. Ou encore comme chez lui, à Bâle, des pièces peuplées de drôles de modules multipliables et recomposables à l’envie. Un peu comme « Malitte », ensemble de sièges-puzzle que Roberto Matta fit pour Dino Gavina en 1966. En cela Panton est parfaitement de son temps, il invente un décor pour une société où les gens veulent vivre en liberté et surtout en groupe. Dans ces « visions » de boîtes à vivre en communauté – versions sophistiquées de l’utopie des hippies – le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur s’intervertissent ou s’interpénètrent, formant une œuvre d’art totale. Comme au temps de l’Art Nouveau, l’organique y est roi. Verner Panton s’inspire presque uniquement des formes de la nature : lampes « tulipe » ou lampes « rose chiffonnée », demi-lunes ou pleines lunes, bulles, lampions polyédriques comme un prisme de cristal, étoiles… bref une voûte palpitante dans une galaxie multicolore. Et les galettes qui servent de coussins aux sièges arachnéens s’étalent comme des pétales. La moquette a son importance : elle « avale » les surfaces et intègre au passage les éléments du mobilier qui deviennent alors de véritables protubérances.
La mode de la vision futuriste
Toujours dans ce même ordre d’idée Panton présente pour le « Visiona 2 » du Salon du Meuble de Cologne en 1970 (Salon organisé par la firme Bayer alors championne du monde de la mousse en plastique) son Paysage de fantaisie, sorte de glotte géante traversée de toutes ses couleurs habituelles. En 1972, « Visiona 3 » consacrera un autre grand créateur des années 60, le Français Pascal Mourgue. La vision futuriste est alors à la mode. C’est l’époque des sièges en rase-mottes de Pascal Mourgue, avec sa série Djinn éditée par Airborne en 1965 et utilisée par Stanley Kubrick dans son film 2001, Odyssée de l’espace. Panton a parfaitement adapté les diktats de ces années 60 : vivre au ras du sol, dans du flexible, de l’arrondi, du doux au toucher, dans une géométrie fluide, très colorée, contrastée, avec des formes souples et sculptées. On veut l’intégration, l’empilable, l’escamotable, le transformable. La plupart de ces caractéristiques étaient déjà amorcées dans les années 50 par le joyeux mouvement américain du « Streamline », ce courant issu des recherches aérodynamiques et qui furent surtout appliquées aux véhicules et à l’électroménager. Panton utilise la couleur pour ses effets dynamiques. Il met en pratique les idées professées au Bauhaus par Johannes Itten considérant la couleur à la fois comme un élément de formes architecturales (les géométries de ces célèbres tissus) et comme véhicule d’effets émotionnels et sensuels. Il écrit même un livre, Notes on Color en 1991.
Mais Panton n’est pas visionnaire dans l’excès, il l’est aussi dans l’épure. L’histoire de sa Panton Chair est en cela étonnante. Sans accoudoirs, elle n’est que la silhouette ondulante, nappée d’un seul jet, du corps assis. Dossier, assise, piètement ne tiennent ensemble que d’un seul trait fluide, d’une même matière continue. Aujourd’hui objet de culte, cette chaise connaîtra de nombreuses vicissitudes et son bouillonnant créateur mènera tambour battant sa longue histoire. Histoire qui se confond avec l’histoire même du design des années 60 et sa quête tenace de nouveaux matériaux pleins de promesses réunis sous le nom de plastique. Panton est obsédé depuis toujours par la chaise Zigzag créée par le Hollandais Gerrit Rietveld en 1934. Il la rêve plus aérienne et souple. De leur côté Eames et Saarinen, deux figures remarquables du design de l’après-guerre, ne viennent-ils pas d’inventer des « sièges-coques » dans un polyester renforcé par de la fibre de verre ? Ces techniques de moulages tentent Panton. À la place d’une chaise en bois, en zigzag, pointue et aiguë, Panton crée en 1954, une chaise sinueuse en plastique, et, pour la première fois au monde d’un seul tenant ! Il essaye d’abord de la faire fabriquer dans les ateliers américains de la légendaire firme Herman Miller. Le résultat n’est pas probant, le polyester reste trop cassant. Il s’oriente alors vers l’injection de résines thermoplastiques. Résultat à nouveau insuffisant, la matière n’étant pas encore assez flexible. On réussit enfin dans les années 60, grâce à des polyamides (nylon) armés de fibres de verre, à la réaliser en série. Mais elle reste fragile. Il faudra attendre les expériences tentées avec la firme allemande Vitra pour la refaire en mousse de polyuréthane avec une carapace dure. On l’édite ainsi à la fin des années 80, et ce procédé de fabrication complexe se poursuit jusqu’à nos jours. Mais désormais on peut aussi la fabriquer par injection de polypropylène, et elle a donc encore subi diverses retouches. Panton n’a malheureusement pas pu assister au lancement de sa toute dernière version de la Panton Chair sur le marché, version qui permet une large diffusion à un prix, – disons – abordable. Avec cette chaise, Panton défie le temps et s’affirme comme l’un des esprits du design le plus indépendant de ce siècle. Ce qui explique la longévité de son succès et qui lui fait dire, juste avant de mourir : « je n’ai rien fait comme les autres ».
LONDRES, Design Museum, jusqu’au 10 octobre.
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Panton, le plastique roi
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°509 du 1 septembre 1999, avec le titre suivant : Panton, le plastique roi