Ostie, le pain et le sel de Rome

L'ŒIL

Le 1 avril 2001 - 1621 mots

Préservée par le temps, Ostie fut le plus grand port de l’Empire romain. L’exposition du Musée Rath de Genève,la première à lui être consacrée, met en valeur le lien entre l’économie portuaire et la cité.

Comme celle de Rome, la fondation d’Ostie a sa légende : on dit qu’après la chute de Troie, Aphrodite aurait guidé le bateau d’Enée jusqu’à l’embouchure du Tibre dont il aurait fait son port d’attache en Italie. L’établissement au même endroit d’une cité royale par le quatrième roi de Rome, Ancus Martius, au milieu du VIIe siècle avant J.-C., serait entouré de la même aura légendaire : on n’en a retrouvé aucune trace. En revanche, on connaît bien un site tout proche, Ficana, sur la rive gauche du Tibre, dont les habitants vécurent entre le Xe et le IIe siècle avant J.-C. de l’extraction et du commerce du sel, produit indispensable à la conservation et à l’accommodement des aliments, utilisé également dans certaines activités semi-industrielles comme le tannage des peaux. L’exploitation des salines locales servait à alimenter les populations du Latium, alors sous domination étrusque.

La fondation du castrum (cité fortifiée) d’Ostie par les Romains au début du IVe siècle avant J.-C. et l’établissement d’une garnison de 300 hommes, signifiait pour Rome le contrôle sur l’approvisionnement en sel d’une Italie centrale désormais asservie. En même temps, le fort assurait la défense de la côte et la protection contre les attaques endémiques des pirates. L’exploitation des salines d’Ostie a perduré au-delà du Moyen Age et une « maison du sel » édifiée en bordure du Tibre vers 1400 abrite aujourd’hui le musée du site.

Plus marchande que guerrière
Dès le début du IIIe siècle, les constructions vont déborder la première enceinte de la ville. Des quartiers d’habitation ainsi qu’une zone à vocation commerciale se créent près d’un petit port fluvial. La ville entame sa croissance vers l’ouest et l’embouchure du Tibre, ce dont témoignent les restes d’une aire sacrée vouée au culte d’Hercule, l’un des plus anciens d’Ostie, avec ceux de Vulcain, patron de la cité, et des Dioscures, divinités protectrices des marins. En 267, la ville est chargée du ravitaillement de Rome, de l’importation des céréales en particulier, qui sous la République est contrôlée par le Sénat. Le blé est le principal produit d’importation, son approvisionnement régulier est vital pour une ville dont la population ne cesse de croître.

Sous l’Empire, elle comptera un million d’habitants, dont nombre de plébéiens nourris aux frais de l’Etat (César en fixera le nombre à 60 000. Auguste l’augmentera à 200 000 en 22 avant J.-C.). A la fin du IIIe siècle, Rome a soumis toutes les cités de la Grèce ainsi que les royaumes d’Asie mineure. Le blé est acheminé depuis la Sicile et la Sardaigne et sera exporté d’Egypte et d’Afrique (l’actuelle Tunisie) sous l’Empire.

Le grand port maritime est Pouzzoles, en Campanie, à 200 km d’Ostie, par laquelle on fait transiter les marchandises : une partie est stockée dans de vastes entrepôts-greniers, les horrea, l’autre transbordée sur des barques qui sont halées par des attelages de bœufs sur 35 km le long du Tibre, jusqu’au pied de l’Aventin où sont installés sur trois hectares les entrepôts et le marché de Rome : une trentaine de passages quotidiens pour un acheminement qui prenait plusieurs jours. Avec ses nombreux entrepôts construits en tuf sombre, la ville, qui ne possède pas encore de forum, présente sans doute une physionomie austère. Il en subsiste quelques rares habitations, disposées selon le plan italique traditionnel organisé autour d’un atrium central, ou témoignant d’une influence hellénistique lorsqu’un péristyle s’y adjoint. Les vastes opérations d’urbanisme et la transformation de la cité en ouvrage d’art où architectes, peintres, sculpteurs et mosaïstes se livrent à de subtils effets de formes et de couleurs, c’est à l’Empire, qui se met en place avec Auguste, qu’Ostie va les devoir. C’est aussi la période qui offre le plus de vestiges à l’archéologie. On y trouve des exemples bien conservés de tous les types de constructions romaines.

Les ports de Claude et de Trajan
L’arrivée des gros vaisseaux céréaliers en provenance d’Alexandrie à la fin du Ier siècle avant notre ère, la complexité et la lenteur de l’acheminement de Pouzzoles à Rome via Ostie, avec ses transbordements et ses remorquages multiples, incitent Claude, échaudé par les menaces récurrentes de famine qui pesaient sur la population romaine, à entreprendre en 42 la construction d’un bassin portuaire artificiel de 80 hectares, à 3 km au nord d’Ostie.

Relié au Tibre par un canal, on y accède de la côte par une passe de 200 mètres encadrée par deux môles et signalée la nuit par un phare à degrés, peut-être inspiré de celui d’Alexandrie, le premier du monde romain. Achevés en 54, les quais du Portus Augusti pouvaient accueillir jusqu’à 250 navires, une capacité qui se révéla vite insuffisante, d’autant qu’à la fin du siècle le bassin était menacé d’ensablement. En 100, Trajan décida de creuser un second bassin de 35 hectares, relié au Tibre par un canal, et de tracer une nouvelle route, la via Portuensis, entre ce nouvel ensemble portuaire, le Portus, et Rome. En plus de ses vastes zones de stockage, le site se couvrit de quartiers d’habitation, de temples, d’une caserne de vigiles et de plusieurs thermes, devenant ainsi une véritable ville qui conquerra plus tard son autonomie par rapport à Ostie.

Le commerce et les grands travaux
Sous Auguste, au début du Ier siècle, on édifie le théâtre. Sous Tibère, les premiers aménagements du forum voient le jour au cœur du noyau primitif de la ville et au point de rencontre des deux avenues principales, on rase aussi les murs du castrum et l’on bâtit plusieurs temples, dont le temple de Rome et d’Auguste, entièrement en marbre, et le Capitole, dédié à Jupiter, Junon et Minerve. Sous Caligula, l’achèvement de l’aqueduc permet la construction des thermes publics, lieu éminemment social où, au plaisir des bains, s’ajoutent ceux du sport, de la lecture dans les bibliothèques qui parfois leur sont adjointes, ou encore de la contemplation des jardins. Ostie, en cette période faste, compte une vingtaine de thermes.

A côté de ces endroits très publics et très prisés, les auberges offrent à boire et à manger aux marins venus de toute la Méditerranée, des lieux « de mauvaise vie » et de mauvaise réputation, qui pouvaient nécessiter l’intervention des vigiles. Le règne d’Hadrien, l’un des plus interventionnistes en matière d’urbanisme, voit la construction d’une caserne destinée à abriter les 700 gardiens de l’ordre public, qui faisaient également office de pompiers.

Antérieurement, sous Domitien, le sol avait été rehaussé partout d’un mètre pour assurer les fondations en profondeur de nouveaux blocs d’habitation construits en hauteur, les insulae, dont certains semblent avoir eu une fonction uniquement commerçante. C’est l’époque où le forum acquiert son aspect monumental définitif avec l’édification de la basilique civique (tribunal, salle de commerce, salle des pas perdus) et de la Curie et surtout l’édification d’un nouveau Capitole encadré de portiques. Le lieu le plus important de cette cité prospère, qui sous Commode prendra le nom de Colonia Felix Commodiana, est la place des Corporations, située derrière le théâtre, où sont rassemblées les principales corporations de la ville dont l’activité est liée au service de l’Annone.
Chaque cité des colonies se devait d’être la reproduction du modèle romain. L’exemple d’Ostie montre que cette exigence de copie conforme n’interdisait pas quelques traits singuliers, façonnés ici par une économie exclusivement marchande et par une ouverture sur l’Orient qui peut-être plus qu’ailleurs a favorisé la pénétration et l’épanouissement des cultes orientaux. Ainsi, les insulae d’Ostie sont-ils différents des immeubles populaires de la Rome républicaine. Construits en brique autour d’une cour, ils sont composés d’appartements identiques disposés sur cinq ou six étages au dessus d’un rez-de-chaussée faisant office de boutique (tabernae) ou d’atelier. La petite bourgeoisie habitait généralement ces immeubles, dont les étages supérieurs logeaient employés et ouvriers.

L’aristocratie municipale occupait les hôtels particuliers et la grande bourgeoisie, armateurs et négociants en gros, les luxueuses domus entourées de jardins clos qui ornent la périphérie de la ville à la fin du IIIe siècle (maisons de l’Amour et Psyché, des Dioscures, des Hiérodules). Concurrencée par Constantinople, Rome s’appauvrit et perd ses provinces. A Ostie, les institutions municipales sont placées sous l’autorité du préfet de l’Annone, qui ne s’intéresse guère qu’au trafic portuaire, laissant nombre d’édifices à l’abandon. Une reprise éphémère est imprimée par les règnes de Dioclétien et de Constantin le Grand au début du IVe siècle : la ville devient une cité administrative et résidentielle où sont entrepris nombre de restaurations et d’embellissements. Les rues principales se parent de colonnades et de fontaines monumentales tandis que de luxueuses demeures privées sont édifiées parmi les temples et les thermes par les magistrats de l’Annone, l’aristocratie foncière de Rome ou les commerçants des ports impériaux, vers lesquels la dynamique économique s’est à présent déplacée et qui sont dotés d’une administration propre. La population romaine diminuant, Ostie perd sa raison d’être, ses fonctions maritimes se restreignent peu à peu au bassin de Trajan, définitivement ensablé au VIIIe siècle. Un siècle plus tard, le site est devenu un champ de ruines livré au pillage. Le port de Civitavecchia prendra le relais jusqu’à la fin du XIXe siècle.

L’exposition

Ostie, port de Rome et formidable trésor archéologique, n’a jamais fait l’objet d’une exposition, ni à l’étranger, ni même en Italie. Le Musée Rath rassemble donc pour la première fois près de 500 objets, dont beaucoup récemment trouvés, illustrant tous les aspects d’une cité romaine exemplaire. Deux maquettes de la ville et du port offrent une vision d’ensemble. « Ostia, port de la Rome antique », Musée Rath, Place Neuve, 1204 Genève, tél. 0041 22 418 33 40 ou http://mah.ville-ge.ch Jusqu’au 22 juillet.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°525 du 1 avril 2001, avec le titre suivant : Ostie, le pain et le sel de Rome

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