PARIS
Un soir de mai 1977, les téléspectateurs du journal télévisé de la première chaîne découvrent des photos de têtes mutilées...
Gothique - Un soir de mai 1977, les téléspectateurs du journal télévisé de la première chaîne découvrent des photos de têtes mutilées. Il s’agit des têtes des rois de Juda, celles des statues-colonnes des portails de Notre-Dame de Paris qui furent décapitées à la Révolution, en même temps que Louis XVI. On pensait ces têtes détruites sous la Convention ; on découvre ce soir-là qu’elles avaient été en réalité ensevelies avec soin rue de la Chaussée-d’Antin. Elles ont été retrouvées quelques jours plus tôt, en avril, à la faveur de travaux entrepris dans la cour de l’hôtel Moreau, propriété de la Banque française du commerce extérieur. Mais ce ne sont pas seulement vingt-et-une têtes (et plus de trois cents autres fragments de statues) que l’on redécouvre alors, mais le génie des sculpteurs et le raffinement d’une époque que l’on disait, depuis Vasari, « barbare », à l’instar de cette lettre de Gargantua à Pantagruel : « Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et la calamité des Goths » – « gothique » est un terme dépréciatif forgé à la Renaissance à partir du nom du peuple germanique : les Goths. En juin 1977, André Chastel écrit dans Le Monde que « ce soudain apport de débris lapidaires amène de proche en proche à repenser ce qui s’est passé dans cette première moitié du XIIIe siècle, où toute la France s’est exprimée dans la pierre ». Et pour cause : « Sans nez, usés, sectionnés, ces visages regardent encore, par la vertu même de la statuaire, continue le célèbre historien de l’art. Les chevelures filetées couvrent ou dégagent les oreilles : les couronnes, privées de fleurons, montrent des cabochons variés ; les traces de peinture noire pour les prunelles, rose pour les joues, rouge pour les lèvres, d’or pour les coiffures… suffisent à faire rêver de ce que fut la polychromie gothique. Il faut reconnaître que, jusqu’ici, on ne connaissait rien de pareil », conclut Chastel. Les rois de Juda sculptés par Geoffroy-Dechaume au XIXe siècle, lors de la restauration de Notre-Dame par l’architecte Viollet-le-Duc, apparaissent même bien froids en comparaison des vingt-et-une têtes originales du XIIIe siècle, dont chaque trait, chaque barbe a été individualisée par les sculpteurs.
Renaissances - Ces chefs-d’œuvre de la sculpture gothique ont été offerts en 1980 par la Banque française du commerce extérieur au Musée des thermes et de l’hôtel de Cluny. Créé en 1843, ce dernier est alors devenu le Musée français du Moyen Âge depuis 1977 ; depuis que cinq mille de ses œuvres du XVIe siècle ont été transférées à Écouen pour donner naissance à un autre musée, celui de la Renaissance. Dès leur arrivée à Cluny, les vingt-et-une têtes des rois de Juda intègrent le parcours de visite, dans une salle spécialement aménagée pour les accueillir. Elles y sont restées depuis et y seront encore au printemps 2022, lorsque le Musée de Cluny rouvrira ses portes au public après deux ans de fermeture pour travaux. Plus qu’une réouverture, une renaissance pour cette institution devenue Musée « national » du Moyen Âge en 1992, et dont le parcours n’avait étonnamment jamais été modernisé depuis l’après-guerre. Car aux travaux d’accessibilité physique décidés en 2011 s’est adjoint un chantier d’accessibilité intellectuelle des collections. Auparavant classé par métiers et par techniques (le verre, la tapisserie…), le circuit de visite sera en effet entièrement repensé de manière chronologique afin de mieux comprendre mille ans d’histoire du Moyen Âge. Afin, aussi, de replacer ses chefs-d’œuvre, les têtes des rois de Juda comme la tenture de La Dame à la licorne, dans la chronologie de l’histoire de l’art. Enfin ! Nul doute que cette modernisation sera moins polémique que celle envisagée pour l’intérieur de Notre-Dame de Paris, partiellement détruite par un incendie en avril 2019. Tandis que le diocèse de Paris souhaite réaménager Notre-Dame, revoir son parcours liturgique, moderniser son mobilier et faire entrer l’art contemporain dans la cathédrale, les défenseurs du patrimoine plaident au contraire pour une restauration à l’identique du décor, « cohérent et d’une grande perfection formelle », du « génial » Viollet-le-Duc. La Commission nationale du patrimoine et de l’architecture a validé les grandes lignes du projet du diocèse en décembre, mais elle a aussi émis des réserves, notamment sur les bancs et la dépose des statues des saints sur les autels. La polémique est donc loin d’être close. Elle se ravivera même sûrement quand la commission se prononcera sur les noms des artistes contemporains envisagés pour Notre-Dame – ceux d’Ernest Pignon-Ernest, d’Anselm Kiefer et de Louise Bourgeois circulent déjà. Certains défenseurs du patrimoine ont d’ores et déjà prévenu : « S’il s’agit de passer commande à la Manufacture des Gobelins pour une nouvelle tenture, d’accord ! Autrement… » Autrement, nous pourrons toujours aller revoir, dès le printemps 2022, les admirables têtes des rois de Juda au Musée de Cluny entièrement restauré et modernisé. Mille ans d’histoire et de vandalisme nous y regarderont encore. Mille ans de renaissances, aussi.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Gothique / Renaissances
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : Gothique Renaissances