L’exposition aurait été programmée bien avant si une autre affiche sur « La Nouvelle Objectivité au temps de la République de Weimar » ne lui avait pas grillé la politesse en 2015-2016, à Venise et à Los Angeles. À l’époque, le Musée Correr et le Lacma ont proposé au Centre Pompidou de s’associer à leur projet, mais ce dernier ne correspondait pas au souhait de la conservatrice Angela Lampe de capter l’esprit du mouvement allemand – le fameux Zeitgeist. Mais à quelque chose malheur est bon : « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » ouvre aujourd’hui dans un format et une ambition largement inédits. Arrivé au Centre Pompidou en 2017, Florian Ebner ambitionnait en effet de monter une monographie d’August Sander (1876-1964). Le grand photographe allemand, auteur du projet documentaire hors norme Les hommes du XXe siècle, n’appartient pas au mouvement de la Nouvelle Objectivité, mais sa parenté est si évidente qu’Angela Lampe et Florian Ebner ont décidé de croiser leurs projets. Au final, cela donne cette exposition monumentale de près de 900 œuvres et documents, à laquelle nous consacrons notre couverture ce mois-ci. Le Musée de Saint-Étienne avait dédié une exposition en 1974 aux « Réalismes en Allemagne, 1919-1933 ». Mais jamais une institution n’avait donné, en France, une large vue d’ensemble sur les arts et la culture à cette période. C’est donc désormais chose faite, ce qui vaut à « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » de retrouver l’esprit pluridisciplinaire du Centre Pompidou, comme de renouer avec ses expositions devenues mythiques, dont « Paris-Berlin » et « Paris-Moscou » en 1978 et 1979. Le résultat est si probant que l’on se demande pourquoi ces expositions d’arts et de culture ne se sont pas davantage installées depuis les années 1970 en France ? Jean Clair a mis plusieurs années avant de convaincre sa tutelle de programmer « Mélancolie, génie et folie en Occident » au Grand Palais en 2005, « exposition sur l’atrabile on ne peut plus transversale sur les arts, les sciences, la psychiatrie, la philosophie… » « Pour beaucoup, il s’agissait d’un caprice de ma part, de ma tristesse habituelle, pas d’une exposition », regrette le chantre du décloisonnement. Pourtant, ces expositions semblent chaque fois rencontrer leur public : plus de 330 000 visiteurs pour « Mélancolie », 450 000 pour « Vienne, l’apocalypse joyeuse » (MNAM, 1986) et 425 000 pour « Paris-Moscou ». Sans parler de leur succès d’estime. Sans doute ces expositions sont-elles plus complexes à réaliser que les autres ; plus coûteuses, aussi. Éric de Chassey évoque d’autres freins possibles : la spécialisation des historiens de l’art, comme cet esprit si français qui interdit même aux intelligences les plus fines de sortir de leur territoire de compétence. « Et lorsque l’on en sort, les commerciaux se demandent toujours si l’exposition peut marcher », ajoute le président de l’Institut national d’histoire de l’art. Par ailleurs, « la France reste obstinément attachée à la tradition monographique de l’histoire de l’art ; discipline qui ne se mélange pas aux autres dans une espèce de pureté ontologique », remarque Jean Clair, qui se demande si l’art n’est finalement pas resté, en France, « un divertissement esthétique et mondain dont le soubassement ethnologique n’a jamais été pris au sérieux. » « Pourtant, l’art, c’est aussi le religieux, le politique… », s’enflamme le commissaire atrabilaire ! Mais une autre explication est possible : le Zeitgeist des années 1970 n’est plus celui d’aujourd’hui. Quand il s’agissait, à l’époque, de faire découvrir au monde des œuvres qui n’avaient jamais circulé en raison de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, il s’agit désormais de comprendre leur histoire. Les expositions mythiques du Centre Pompidou étaient plus fouillées, moins structurées – certains diront plus « foutraques ». Elles étaient l’œuvre d’esprits libres et audacieux, les Pontus Hultén, Werner Spies, Jean-Hubert Martin, Jean Clair, Serge Fauchereau, en voie de disparition. De nos jours, l’approche est devenue plus scientifique, plus structurée. C’est pourquoi si le Centre Pompidou renoue avec son esprit originel, « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » n’est pas « Paris-Berlin » ni « Paris-Moscou ». Son parcours est plus sage et son accrochage mieux rangé, quand il lui manque ce grain de folie qui rendait les expositions « mythiques ». Cela ne retire rien à la qualité et à l’importance de l’événement : « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » est tout simplement remarquable.
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Esprit, es-tu là ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : Esprit, es-tu là ?