Chaque année, le 30 juin au château d’Oiron, le banquet imaginé par l’artiste suisse Raoul Marek en l’honneur des 150 habitants du village, est devenu en huit éditions un symbole de réussite. Celle de l’implantation, en 1993, d’une collection d’art contemporain dans un monument historique de la Renaissance perdu en pleine campagne et jusqu’alors délaissé par les touristes et les riverains.
Il était une fois un château perdu aux confins des Deux-Sèvres, de la Touraine et du Saumurois. Autour, des champs et un petit village recroquevillé sur le flanc de l’enceinte du majestueux ensemble fondé à la Renaissance. Monument historique, le château est assez mal en point au début des années 90 lorsque Jean-Hubert Martin, commissaire de l’exposition « Les Magiciens de la terre », se voit confier par Dominique Bozo et François Barré, délégués successifs aux Arts plastiques, la délicate mission d’apporter un souffle nouveau à cette splendide « carcasse » vidée dans les années 40, et plantée en rase campagne. Tâche ardue que celle d’instituer un échange entre l’art contemporain souvent réputé inaccessible ou du moins difficile, le patrimoine historique alourdi par les aléas de la conservation et les gens du pays un peu méfiants. S’inspirant du cabinet de curiosités qui avait fait la fierté et la réputation de Claude Gouffier, l’un des seigneurs d’Oiron, Jean-Hubert Martin a passé une soixantaine de commandes publiques à autant d’artistes contemporains entre 1991 et 94. Il y en a pour tous les goûts et toutes les couleurs, titillant tour à tour l’ouïe, l’odorat et le toucher. Ni parc d’attractions, ni atelier pédagogique, « Curios et Mirabilia » a su redonner vie au château d’une façon étonnamment naturelle.
Au détour d’une porte entrebâillée
Jamais le spectateur n’a la sensation qu’une œuvre est déplacée par rapport au cadre, encore moins choquante. Les oreilles encore bourdonnantes des ruches de Ian Hamilton Finlay, on passe en revue les trophées abracadabrants de Daniel Spoerri, le Wall Drawing de Sol LeWitt ou les piratages ironiques des faïences de Delft par Wim Delvoye. Pour la plupart créées spécialement pour le lieu, ces œuvres ne jouent pas la carte de la provocation ou du contraste forcé. Bien sûr, tout ne peut pas plaire, mais le spectateur ne peut être qu’enchanté par la visite de cette collection : seul (il n’y qu’un nombre réduit de surveillants), il peut déambuler à sa guise dans une trentaine de salles et tomber nez à nez avec une installation au détour d’une porte entrebâillée. Délicieuse sensation que celle de découvrir ainsi cette collection par soi-même. Certaines pièces sont si petites, si discrètes que le visiteur a l’impression qu’il est le seul à avoir eu la curiosité d’y pénétrer. Cette impression est renforcée par le fait que certaines salles sont restées dans un état assez brut, pour ne pas dire délabré, conformément aux souhaits des artistes, et sont éclairées pour la plupart par la seule lumière naturelle. Du Cabinet des monstres de Thomas Grünfeld, lieu sombre et impeccablement ciré où trônent, entre autres étrangetés, un lapin à tête de daim et un écureuil à queue de poisson, on passe à la Chambre des mouches musicales d’Ilya Kabakov, petit cabinet de toilette sordide laissé à l’abandon, voisin d’une penderie agrémentée d’une vidéo désopilante de Peter Fischli et David Weiss. Avec cette balade à travers le temps, la curiosité et l’émerveillement sont assurés aux quelque 22 000 visiteurs annuels. Bien sûr l’aventure n’a pas été facile. Il a fallu composer avec les impératifs budgétaires, techniques, les réticences inévitables, et, comme le souligne son initiateur, « relativiser les goûts du micro-milieu de l’art contemporain ». S’il est impossible de mentionner tous les artistes sollicités pour ce projet hors des sentiers battus, on ne peut manquer de préciser que chaque création s’est insérée avec aisance dans le lieu, jouant sur les différents registres de la mémoire et de la connaissance.
Des habitants devenus artistes
Composant avec les histoires, la grande et la petite, propres aux anciens occupants du château, les artistes ont joué sur différents registres mémoriels. Une attention particulière a été portée à la mémoire locale, en mettant à contribution les habitants d’Oiron dans plusieurs œuvres. Un habile moyen de les apprivoiser et de vaincre leur méfiance vis-à-vis du château. Trois artistes se sont donc investis pleinement avec les gens du villages : Christian Boltanski, Gavin Bryars qui a mis à contribution la fanfare pour interpréter deux de ses compositions et Raoul Marek, créateur de La Salle à manger-La Salle du monde du château. Il s’agit d’un service constitué d’une assiette en porcelaine de Sèvres, d’un verre à pied et d’une serviette blanche. Sur chaque assiette ont été tracés, au fameux bleu de Sèvres, les profils des 150 convives recrutés à Oiron, dont le contour des visages rappelle la tradition des portraits funéraires et des monnaies. Les initiales de chacun sont gravées sur un verre et les lignes de la main apposées en bleu sur les serviettes blanches, figurant en quelque sorte la destinée de chaque personne. Ce service de mémoire, anonyme pour le grand public, mêle présent, passé et futur et n’est décroché qu’une fois par an, pour le banquet annuel du 30 juin, nouvelle tradition populaire qui rassemble pour une soirée les habitants du village au château. N’allez pas croire pour autant que toute la population est réunie et qu’elle prend possession du domaine : il n’y a que 150 places et le village compte environ 1000 habitants. Le but n’est pas de forcer les gens à s’intéresser à l’art, mais de tisser un rapport social efficace entre des parties qui s’évitaient consciencieusement. Si certains Oironnais n’ont jamais mis les pieds au château, d’autres se mordent aujourd’hui les doigts de s’être méfiés de cet artiste suisse débarquant au village avec sa drôle d’idée. Querelle de clocher, sans doute. Toujours est-il qu’une bonne moitié de ces « élus » ne manquerait pour rien au monde cette rare occasion de dîner dans le cadre majestueux de la salle d’armes revisitée par Daniel Spoerri. Un événement que présidera cette année encore l’artiste qui a délégué depuis six ans déjà l’organisation à l’Association du 30 juin, RM, présidée par Monsieur Brisset, sous la houlette de Jean-Luc Meslet, administrateur du château et de la collection. De l’envoi des invitations au décrochage des assiettes, jusqu’au choix du menu et des vins, elle veille au respect des règles comme celle qui interdit de manger dans l’assiette (trop fragile). L’article qui fixait un placement aléatoire a été depuis quelque temps abrogé : sur un plan diplomatique, il devenait trop compliqué à gérer.
Un banquet destiné à disparaître
Reste le côté ludique de l’installation des convives, car chacun doit reconnaître son profil. Confusions assurées ! Maintenant, les conjoints ainsi qu’un petit nombre d’invités sont également admis, mais eux n’ont pas la même assiette. Car le nombre est immuable, 150, un point c’est tout. Gare à la casse ! A bien y réfléchir, le banquet est donc destiné à disparaître. D’ici plusieurs décennies certes, mais la fin de ce rituel est inéluctable. Drôle d’atmosphère que celle d’un banquet en sursis, même si, sur le moment, personne n‘y songe. Resteront les assiettes, immuables gardiennes de la mémoire du village et du château, témoins de ce lien privilégié que Raoul Marek a su générer entre le château, son art et le village (expérience qu’il exporte avec succès sur d’autres rivages). Les membres de l’association le savent, il faudra réfléchir à un après, mais l’idée est trop belle, ils ne l’abandonneront pas. Cette année encore, pour la neuvième édition, ils se réuniront autour du doyen (99 ans), encore bon pied, bon œil.
Le château d’Oiron ne s’endort par sur ses lauriers pour autant. Tout au long de l’année, il nourrit l’appétit des habitants d’événements pluridisciplinaires et bien sûr artistiques. Cet été, l’artiste belge Patrick van Caeckenbergh envahira les espaces du grenier avec ses architectures éphémères aux formes organiques. Quant aux jardins, le projet d’aménagement confié à Guy Tortosa par le ministère de la Culture, est toujours à l’étude. Un peu de patience s’impose.
Christian Boltanski, photographe scolaire
La galerie de portraits du château d’Oiron, habituellement allouée aux personnages célèbres et aux tableaux de famille, est depuis 1994 occupée par des photographies de visages juvéniles, souriants ou crispés, ceux des enfants scolarisés dans la commune. Tous les ans, le photographe vient à l’école prendre les élèves en photo, mais le photographe n’est pas n’importe qui. Il s’agit d’un des artistes français les plus reconnus : Christian Boltanski. Voilà sept ans qu’il effectue la traditionnelle prise de vue à l’école du village, captant cet état fugitif qu’est l’enfance. Un thème qui lui est cher, et grâce auquel il a pu instituer un rapport privilégié entre une partie du village et le château. Des deux clichés réalisés, l’un (estampillé « Christian Boltanski, photographe ») est vendu pour une somme modique aux parents, tandis que l’autre vient enrichir la collection accrochée dans le vestibule du château. Elle célèbre une tranche de vie et surtout un moment révolu, celui de cette jeunesse anonyme et anodine qui fait la force vive d’Oiron. Cette année, c’était la dernière fois, faute de place sur les murs. Les enfants se sont tous rassemblés devant leur portrait avec leur photographe de l’école, se sont cherchés. Pas évident, il y a environ 120 photos, toutes bien ordonnées, comme des images de chers disparus. La salle provoque autant la chair de poule que la tendresse pour ces attitudes un peu gauches, pour ce qu’ils ne sont déjà plus. Il s’agit sans doute de la relation la plus intime qui a pu exister entre Oiron et sa collection. Elle vient de s’achever. Restent les photos souvenirs.
Une exposition monographique de l’artiste flamand Patrick Van Caeckenbergh se tiendra à Oiron du 24 juin au 30 septembre. Château d’Oiron, 79100 Oiron
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Oiron remet le couvert
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Oiron remet le couvert