Côté rue, l’homme de média incarne pour tous l’esprit « Canal » dont il est le cofondateur. Côté jardin, le collectionneur cultive une savante passion pour l’art…
L'oeil : On vous connaît surtout comme journaliste, ex-patron emblématique de Canal , directeur du Théâtre Marigny, passionné de musique rock et de cinéma, et moins comme amateur de photo, de design, d’art, et même collectionneur. Êtes-vous un collectionneur occasionnel ou compulsif ?
Pierre Lescure : Je suis intrinsèquement collectionneur. Dès lors qu’une création me touche, qu’il s’agisse de design, de graphisme, de photo, de toute forme d’expression, j’ai envie d’y avoir accès et, pourquoi pas, d’acquérir ces créations.
En 2004, vous avez réalisé chez Sotheby’s une grande vente aux enchères de plus de trois cents tableaux, radios, jouets, gadgets pop, que vous aviez accumulés durant vingt ans. Pourquoi vous être séparé de ces œuvres ?
P. L. : Il y a plusieurs raisons. Quand j’ai effectué cette vente, j’avais des soucis financiers. Je n’ai jamais été une fourmi, je n’ai jamais thésaurisé, et lorsque je me suis trouvé débarqué de la présidence de Canal par Jean-Marie Messier, je ne m’y attendais pas du tout. Je m’attendais encore moins à sortir sans indemnités autres que légales. Je gagnais très bien ma vie, mais je n’ai jamais négocié de parachute doré. L’autre raison est que je suis resté longtemps célibataire, et dans mon grand appartement de Saint-Germain-des-Prés, j’avais tant accumulé de ces jouets américains que l’on pouvait à peine s’y déplacer ! Lorsque je me suis marié, ce n’était plus possible.
Pourquoi avoir confié la vente à la maison de ventes Sotheby’s ?
P. L. : J’avais contacté Christie’s, Sotheby’s et Artcurial. Et Sotheby’s, qui n’était pas encore très présent à Paris auprès de collectionneurs français, m’a proposé les conditions les plus intéressantes. La maison a fait venir des experts de New York et a compris que ce serait une vente médiatique. Il y avait un côté « bimbeloterie », tous ces objets de design témoins de l’American Way of Life des années 1930, 1940, 1950, ces tableaux hyperréalistes, ces pin-up réalisées par de grands illustrateurs…
Étiez-vous anxieux, ému ?
P. L. : Mon ami Daniel Filipacchi, grand collectionneur, m’avait dit : « Cette vente doit marquer le terme d’une passion, et le départ vers une autre quête. Tu vas prendre conscience que tous ces objets dont tu te sépares racontent une histoire, une tranche de vie. Cette vente donnera du poids au temps, à la passion affirmée à travers cette collection. » C’est ainsi que je l’ai vécue effectivement. J’ai apporté beaucoup de soin au catalogue de cette vente, préfacée par le journaliste et scénariste Laurent Chalumeau. Ce catalogue est épuisé chez Sotheby’s et il est l’un des plus difficiles à trouver aux puces. L’iconographie est très belle, les objets sont mis en valeur par des photographes de talent. « Cela raconte autant qu’un album des Beatles », a estimé Laurent Chalumeau. Pour moi, ce catalogue reste en quelque sorte le livre de ma vie.
Pour ce catalogue, vous avez fait appel à Étienne Robial : votre graphiste préféré ?
P. L. : Étienne Robial est, à mes yeux, le meilleur graphiste de sa génération, c’est lui qui a réalisé l’habillage et le logo de Canal , mais il a créé également la maquette des Inrocks, les logos de Métal Hurlant, de Libé, des Enfants du rock. Étienne a été primé à Angoulême et une exposition lui a été consacrée. J’ai souhaité, via cet artiste talentueux, faire un catalogue atypique pour ma vente chez Sotheby’s : intitulé « Pop around Pierre Lescure », il reprend ces taches de couleur qui rappellent l’habillage de Canal . Sotheby’s a dû demander le feu vert de Londres, car ce catalogue ne respectait pas les conventions d’usage. Mais aujourd’hui, ce dernier est devenu collector!
Cette vente a été un vrai succès : neuf records mondiaux obtenus par des œuvres hyperréalistes de John Salt, Davis Cone, Don Jacot, Robert Gniewek, John Baeder, John de Andrea et John Kacere. Le détail d’un flipper par Charles Bell a même atteint 243 200 euros. Cela vous a-t-il surpris et flatté ?
P. L. : Oui, cela a été une belle vente de 2,2 millions d’euros et nous avons effectivement réalisé des records à la mesure de ces micromarchés. La galerie Louis K. Meisel de New York, spécialisée dans l’hyperréalisme, m’avait appelé peu avant, inquiète : « Tu en vends trop, tu vas casser le marché ! » Je cédais effectivement une cinquantaine de pin-up, de Peter Driben, Gillette Elvgreen, Earl Moran, Fritz Willis… Certaines de ces œuvres ont été acquises entre 17 000 et 55 000 euros ! Avant les enchères, j’avais lu les articles des revues spécialisées qui annonçaient la vente et la qualifiaient d’événement ; là, constatant les prix adjugés, j’ai vraiment réalisé que c’en était un.
Vos postes de radio se sont arrachés eux aussi…
P. L. : Ce sont ces postes de radio en bakélite de couleur, une matière encore vivante qui s’altère, se ternit avec le temps, peut finir couleur salpêtre. Sauf si, avec un papier spécial, on permet à ces pièces de retrouver leur couleur, mais une couleur devenue marbrée. La low-middle class achetait ces radios dans les années 1930, 1940. Je trouve cela très émouvant. Tous ces postes étaient connus et répertoriés, il y avait une dizaine de marques : Fada, Motorola, Sparton…
Où les achetiez-vous ?
P. L. : Je suis allé souvent aux États-Unis, revenant de mes périples chargé d’objets. J’achetais beaucoup sur les marchés aux puces, sans imaginer la valeur que cela prendrait. On connaissait mon intérêt, alors on m’envoyait des Polaroid, des fax, pour me proposer des modèles. Ces 60 ou 70 postes de radio ont atteint chez Sotheby’s des prix insensés : le Sparton 1186 radio console nocturne a été acheté 48 000 euros. Les juke-box, comme le fameux Wurlitzer 800 de 1940, ont aussi séduit les acquéreurs. Au total, les adjudications ont dépassé de 40 % les estimations.
Comment avez-vous déniché cette radio monumentale haute de 114 centimètres, destinée à un hôtel ?
P. L. : J’ai trouvé cette radio un jour chez un marchand du New Hampshire, et je me demandais comment j’allais pouvoir la rapporter en France. Quelque temps après, le marchand m’a rappelé pour me dire qu’il venait à Paris en voyage de noces et qu’il se chargerait de convoyer le poste de radio !
Passionné de design, vous avez un faible particulier pour Raymond Loewy, pourquoi ?
P. L. : Il y a quelque chose de révolutionnaire chez cet artiste, qui m’a toujours beaucoup ému. C’est un personnage digne d’une comédie du cinéaste américain Frank Capra. Un caractère séduisant, fantasque. Son adage : la laideur se vend mal. Il a fait entrer le design industriel dans les foyers, changé la vie des gens, embelli leur quotidien. Il y a une essence sociale chez lui, comme chez Mendelsohn en architecture. Il a revisité la bouteille de Coca Cola, dessiné le paquet de cigarettes Lucky Strike, mais aussi des locomotives, des voitures, des intérieurs d’avion et de station spatiale… Et il est mort ruiné par le jeu à Monte-Carlo, sa femme a dû vendre jusqu’à ses esquisses… J’apprécie aussi beaucoup John Vassos et Bel Geddes.
Aujourd’hui, comment est meublé et décoré votre appartement ?
P. L. : Avec ma femme qui a fait des études de design et qui est acheteuse d’art et directrice artistique de production pour Saatchi, nous aimons vivre entourés des meubles aux lignes sobres de Prouvé, Perriand et Szekely, de créations des modernistes, de pièces en bois clair, laquées, arrondies, comme dans ces comédies de Billy Wilder. J’aime toujours la peinture hyperréaliste, notamment les œuvres des années 1970-1971 du Français Gérard Schlosser.
Êtes-vous encore collectionneur ?
P. L. : Il y a une collection que j’ai conservée : des pochettes d’allumettes peintes. C’est très américain ! J’ai trouvé cela dans un marché aux puces au Texas la première fois. Je possède environ deux mille pochettes. Je pourrai peut-être un jour les montrer dans un musée consacré aux arts naïfs ou modestes ! J’ai toujours acheté également beaucoup de livres de photographies, je dois en détenir 30 000 environ.
Vous avez d’ailleurs un temps dirigé un magazine de photos, Choc. Qu’avez-vous retiré de cette expérience ?
P. L. : C’était un pari presque impossible : regonfler ce titre controversé, en faire un vrai picture magazine de news, dont l’actionnaire à 50 % était Lagardère, aux côtés du créateur Gérard Ponson. Sur les sept numéros dont je me suis occupé, je revendique tout. Mais quand je n’ai pu embaucher les collaborateurs escomptés, je suis parti. Ensuite ce titre a mal tourné. J’ignore si j’aurais pu réussir mon pari si on m’en avait donné les moyens : en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, il existe des magazines de photos d’actualité comme je l’imaginais, et je demeure très intéressé par les maquettes et le graphisme. Je suis très fier de l’habillage de Canal qui n’a pas vieilli, je me souviens avoir été influencé par l’œil de CBS. Quand on change de logo, c’est que l’on n’a plus rien à dire, qu’on n’a pas de racines, pas de tripes… Le logo Canal évoque à la fois épure et solidité. Il y avait au départ une ellipse évoquant le mouvement perpétuel et signifiant que l’on émettait 24 heures sur 24 ; il a disparu depuis.
Fréquentez-vous les ventes aux enchères ?
P. L. : Il m’est arrivé d’acheter un bar à Drouot Montaigne. Je possède une maison à L’Isle-sur-Sorgues : il y a là-bas de nombreux antiquaires et cela me permet de rester « pluggé » sur des réseaux professionnels qui vous alertent lorsqu’une marchandise susceptible de vous plaire se présente. Mais, en dix ans, la qualité a beaucoup baissé.
Appréciez-vous l’art contemporain, comme votre patron François Pinault, actuel exploitant du Théâtre Marigny ?
P. L. : J’aime voir les œuvres qu’il collectionne même si nous ne boxons pas dans la même catégorie ! Je suis curieux de tout, je visite beaucoup d’expositions et je suis même prêt à faire la queue pour aller voir et revoir Monet, par exemple. Je connais un autre grand collectionneur qui m’impressionne : il s’agit d’un ami producteur de cinéma, notamment des films Matrix, qui s’appelle Joël Silver : il est malade d’Art déco et connaît tous les marchands de la rue de Seine. Il possède aussi pas mal d’Americana et a même acquis la matrice d’un taille-crayon de Loewy : respect !
De quelle culture avez-vous été nourri dans votre enfance ?
P. L. : Mes parents étaient communistes, journalistes tous les deux, et j’évoluais dans un milieu très ouvert. Ils dévoraient les journaux et les livres. Mes grands-parents étaient fins lettrés aussi. J’ai été nourri d’Aragon, d’Éluard, mais aussi de jazz, d’opéra, et encore de Renoir, Picasso. J’ai vite eu le goût pour le cinéma américain, la littérature et les polars américains, la musique jazz puis pop…
Vous animez encore des émissions culturelles : vous sentez-vous davantage journaliste ou patron ?
P. L. : J’ai toujours été un opérationnel, un patron d’équipe. Mais je me sens avant tout journaliste dans l’âme. Je ne vais voir mes actionnaires que quand je peux faire la cover complète…
Avec un parcours aussi diversifié et un profil hyperactif, êtes-vous un homme de réseaux ? Des différents univers côtoyés, dans lequel êtes-vous le plus à l’aise ?
P. L. : Je ne suis pas un mondain, je préfère sortir avec quelques amis. Avant de prendre la direction de Marigny, je n’avais pas de relation avec les gens de théâtre. En trois ans, j’ai 20 à 25 % de numéros supplémentaires dans mon répertoire téléphonique, car le spectacle vivant est un monde en soi. L’univers auquel je me sens le plus lié, c’est celui du cinéma, plus encore que celui de la télévision. Mais j’aime aussi beaucoup, comme vous le savez, les musiques actuelles…
Étienne Robial, graphiste
Diplômé des Beaux-Arts de Paris et des Arts et Métiers de Vevey, le graphiste Étienne Robial fonde en 1982 « on/off », société de production spécialisée dans la conception d’identité de chaîne et d’habillage d’antenne. Directeur artistique de Canal depuis sa création en 1984, il réalise le logo et l’habillage de la chaîne. Il relooke également M6 et RTL 9. En 2010, l’habillage de Canal est entré dans les collections de design graphique du CNAP(Centre national des arts plastiques).
Raymond Loewy
Arrivé à New York en 1919, Raymond Loewy travaille comme illustrateur pour les magazines de mode Vogue et Harper’s Bazaar. En 1930, il fonde sa propre agence de design « Raymond Loewy ». Il travaille alors pour Coca Cola, réalise le logo Shell, et son réfrigérateur coldspot est un succès. En 1940, Loewy rencontre George Washington Hill, « M. Lucky Strike », qui lui confie la réalisation du logo et du packaging de la marque de cigarettes qui le rendront mondialement célèbre.
L’hyperréalisme intime de Gérard Schlosser
Gérard Schlosser s’inscrit dans le mouvement de la Figuration narrative des années 1960, influencée par le réalisme du Pop Art. Dès 1970, il intègre la photographie à ses peintures, puis il la projettera directement sur la toile grâce un épiscope (sorte de rétroprojecteur). Ses œuvres saisissent en plan serré les moments de vie de personnages qui n’apparaissent jamais entiers, tels les amants de sa série sur le thème des caresses, commencée en 2010.
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Pierre Lescure « Intrinsèquement collectionneur »
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Abonnez-vous dès 1 €1945 Naissance à Choisy-le-Roi (94).
1965 Journaliste diplômé du CFJ, il entre à RTL et rencontre Philippe Gildas.
1979 Directeur des programmes à RMC.
1981 Crée l’émission Les Enfants du rock sur Antenne 2.
1984 Il fonde Canal avec André Rousselet et prend la direction de la chaîne.
2002 Débarqué de la présidence de Canal par le P.-dg Jean-Marie Messier.
2008 Nommé directeur artistique du Théâtre de Marigny.
2011 Présente les émissions Ça balance à Paris et Lescure tôt ou tard sur Paris Première.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Pierre Lescure « Intrinsèquement collectionneur »