Du musée des Arts déco au Centre national du costume de scène qu’il préside, le couturier est de plus en plus sollicité pour présenter son travail… et celui des autres.
En 2008, les Rencontres photographiques d’Arles vous donnent carte blanche. S’agit-il d’une consécration pour vous qui vouliez être conservateur ?
Christian Lacroix : On n’échappe pas à son destin ! Je suis entré dans la mode par accident… Ma préoccupation première, c’est l’art, les musées, même si j’aime aussi les parures, le théâtre, le cinéma… J’ai baigné tout petit dans un territoire irrigué de festivals :
Avignon, Aix, Orange, Arles. Après des études de latin, grec et histoire de l’art, je me suis très vite intéressé à l’art moderne et contemporain. Et la photo ! Je suis de la génération où l’on a commencé à considérer certaines photos comme des œuvres d’art.
Aujourd’hui, tous ces rendez-vous que l’on me propose avec l’art m’offrent ce pour quoi j’étais fait. J’ai peut-être perdu du temps en circonvolutions, mais j’ai le sens du fatum.
Quels ont été vos premiers émois muséographiques ?
J’allais régulièrement au Muséon Arlaten, le « musée arlésien » sanctuaire de la culture locale avec ses crèches en mie de pain, ses tarasques de Tarascon, ses costumes provençaux, ses objets de culte et de superstition. Et aussi au musée Réattu, installé dans un prieuré de Malte.
C’est un peintre arlésien, grand prix de Rome à la fin du xviiie, qui acheta cet édifice : il voulait y accueillir des artistes du Nord en résidence, une sorte de Villa Médicis. C’était évidemment bien avant que Van Gogh ou Gauguin ne viennent dans la région. On y trouve le chef-d’œuvre d’Antoine Raspal que j’affectionne particulièrement, Atelier de couture à Arles, mais également une collection photographique exceptionnelle, et des dessins de Picasso dont ce dernier a fait don à la ville. Ce lieu me parle beaucoup, j’adorais cheminer dans ce palais, y bouquiner.
Lorsque le conservateur en chef, Madame Moutashar, a eu besoin d’apporter un « coup de projecteur » au musée, de trouver des mécènes pour le développer, j’ai dit oui et je vais « investir » le musée en se faisant y « converser » les photos du fonds photographique, les peintures, les sculptures avec le travail d’artistes plasticiens contemporains invités.
Cet hommage que vous rendent les Rencontres d’Arles vous met-il une pression particulière ?
Pas vraiment ; les Arlésiens, je les connais bien. Ils sont rétifs, jamais satisfaits, il faut faire leur bien malgré eux ! Et je me revendique l’un d’entre eux, aussi exigeant et ombrageux, amoureux du plus que parfait. Nos défauts sont aussi nos qualités et c’est devenu une ville « d’élection » depuis une trentaine d’années : il y a de très belles réussites comme celles de l’éditeur Actes Sud ou du producteur de disques classiques Harmonia Mundi… Mais il est vrai que les Rencontres m’ont bercé et ont conduit les habitants à porter un autre regard sur leur ville.
Quand on est arlésien, revenir au pays en s’investissant dans un tel événement, c’est un bonheur. Ma relation à Arles s’était distendue après le décès de ma mère, je m’y étais senti orphelin. Ma femme m’a aidé à renouer avec mes racines en achetant l’ancienne maison d’Yvan Audouard, rédacteur en chef du Canard enchaîné et surtout écrivain arlésien. Puis j’ai eu l’occasion de décorer la piste des arènes pour une corrida goyesque et je me suis senti de nouveau arlésien.
Seriez-vous tenté un jour par un mandat politique local ?
J’ai pour le moment refusé tout engagement municipal ; élu, ce n’est pas mon rôle. Paris est une étape, je n’y serai jamais vraiment chez moi. À Arles on ressent le poids des siècles, l’Antiquité, juste en grattant les pierres. On entend les oracles. Mais surtout, de plus en plus y souffle le futur.
Toutes ces croix dans vos modèles, êtes-vous croyant, superstitieux ?
Je ne sais pas très bien où j’en suis avec la religion ; mais comment ne pas croire que quelque chose existe qui nous dépasse ? Les gens qui nous quittent ne nous quittent pas vraiment. La numérologie, l’astrologie, je n’en suis pas esclave, mais cela m’intéresse. Je suis Taureau ascendant Lion et j’ai surtout une bonne étoile… Tel un loup-garou, je redoute la Lune. Il y a du Jekyll et Hyde en moi. Mais les églises me sont toujours un refuge apaisant et solitaire, la lumière.
C’est la première fois que les Rencontres photographiques invitent une personnalité de la mode à composer la programmation. Quelle sera la « griffe Lacroix » ?
J’y présenterai les gens qui me touchent, peut-être certains trouveront-ils que je ne suis pas allé les chercher forcément dans le « cénacle » de la photo ! Car François Hébel et François Barré ont remis les Rencontres à un haut niveau depuis qu’ils en ont pris les commandes. J’ai hésité avant d’accepter cette mission, je ne me considère pas comme un spécialiste, mais ils ont su me convaincre. Depuis août dernier j’y consacre beaucoup de temps, avec plaisir.
L’exposition est en partie consacrée à des photographes impliqués dans le milieu de la mode. Je les ai retenues pour leur démarche particulière autour de la parure, du corps, de la présence, de l’absence, de l’anonymat, du glamour, de l’extrême… Avec Olivier Saillard, conservateur au musée de la Mode à Paris, nous avons élaboré une quasi-rétrospective des différents supports de la photo de mode.
Revisitez-vous cette Provence qui vous a toujours inspiré ?
Oui, j’ai puisé dans des archives de fonds photographiques privés arlésiens redécouverts pour l’occasion, et portant sur la ville, son histoire, son patrimoine. Dans ces Rencontres, on ne verra pas forcément que des grandes signatures, mais aussi des photos ayant une valeur affective, testimoniale. Je suis né après la guerre et je me suis toujours demandé ce qu’était la ville pendant les bombardements.
J’ai souhaité également montrer ces clichés anodins d’industries, qu’on n’imaginait pas exposés un jour : Pechiney, l’usine Solvay à Salins-de-Giraud, les ateliers SNCF… Tel l’inspecteur Clouzot menant l’enquête, j’ai fouillé partout pour les dénicher, jusqu’à La Vie du rail. La piste des studios photos m’a permis quant à elle de dénicher des souvenirs de mariages, de communions, des portraits d’aficionados, de toreros mythiques…
Comment avez-vous restitué votre univers de création ?
Au travers de carnets de création composés de photos découpées, d’échantillons de tissus, de commentaires écrits. De portraits réalisés par Sarah Moon, Robert Doisneau, Jean-Paul Goude, le Studio Harcourt, Horst, Jeanloup Sieff, et bien d’autres. De polaroïds de travail qui témoignent de l’évolution des critères de la beauté par Jérôme Puch. De grands formats d’Alain-Charles Beau, tirés des archives.
Pouvez-vous nous présenter quelques-uns de vos invités ?
Il y a ces photographes dont les œuvres ressemblent à des peintures : les portraits de femmes mystérieuses, au regard indéfinissable, à la Botticelli, de l’Italien Paolo Roversi ; les photos de Pierre Gonnord, intemporelles, évocatrices du Caravage, de Murillo ; les natures mortes de Guido Mocafico qui se confondent avec celles des xvie et xviie des grands maîtres flamands.
Je voudrais citer aussi l’adieu très fort à la mode de Richard Avedon, une commande du New Yorker, jamais montrée je crois. On pourra voir les clichés de Peter Lindbergh, photographe allemand ancré à Arles, qui a redonné vie et lustre aux plages de Beauduc ou ceux de Georges Tony Stoll, en adéquation avec Arles, cité sensuelle et mortifère : il travaille sur les scènes inhabitées, les vues énigmatiques, le corps, sans jamais tomber dans le trash ni le porno chic des années 1990. J’aime les histoires racontées par le vidéaste Joël Bartoloméo, avec son Cahier des rêves qui me rappelle mes carnets de collage, ou celles de Joachim Schmid qui juxtapose des morceaux de photos ramassées dans les rues du monde entier, fascinant !
Avec l’œuvre de Patrick Swirc, on frise la thérapie, non ?
C’est un travail personnel et bouleversant, courageux. Il a eu un énorme chagrin d’amour et a décidé de réaliser chaque jour une photo, d’écrire un message fort, pour reconquérir la femme aimée et partie. Et cela pendant deux mois, sans succès. C’est ce parcours qu’il nous commente.
Des costumes de scène ou de cinéma aux uniformes des hôtesses d’Air France, de l’illustration du Larousse à la collection déco de La Redoute, pourquoi cette hyperactivité ?
J’aime le côté théâtral, insensé, festif, de l’existence. Que la vie quotidienne échappe au trivial, à l’uniformité. Quand je dessine les costumes de Carmen ou du torero Chamaco, c’est l’aboutissement d’un rêve d’enfant. Lorsque je me lance dans ceux de Phèdre pour la Comédie-Française en m’inspirant des tableaux austères de Philippe de Champaigne, c’est un retour aux sources : mon mémoire d’étudiant portait sur le costume dans la peinture du xviie siècle.
Le TGV c’est l’appel au voyage, Air France une certaine idée de l’élégance parisienne. Le Larousse, c’est l’amour des livres et le plaisir des mots, des phrases formées en l’ouvrant au hasard. J’ai besoin de références qui font parler l’affect : le catalogue de La Redoute est le témoignage d’une époque. Petit, je gardais ces gros volumes saison après saison… Je ne peux rien accepter qui ne me touche avec les tripes, théâtraliser le quotidien avec hôtel, train, cinémas.
C’est pourquoi vous passez si facilement de la haute couture au prêt-à-porter ?
C’est une manière d’aborder la vie, hétérogène, comme un patchwork, et d’y puiser l’inspiration. Je suis aussi à l’aise à la table des Rothschild qu’à celle du paysan cévenol.
Il y a une espèce d’enthousiasme juvénile en vous, non ?
Une capacité à l’émerveillement. Je suis bon public, j’attends toujours d’être étonné, je ne suis pas blasé, ni esclave d’aucune apparence.
La couture, est-ce de l’art ?
Non, de l’art appliqué. Le concret (confort, prix de revient, pratique) entre en ligne de compte dans cet exercice de la pièce unique.
Vos collections sont « trop » artistiques. Elles séduisent, mais sont difficiles à vendre, vous a reproché Bernard Arnault. Cette rupture avec cet homme d’affaires amateur d’art a-t-elle été douloureuse ?
Oui, car c’est la seule maison de couture qu’il ait créée. Dès ma première collection il m’a demandé où étaient mes « intemporels ». Mais ils y étaient : mes croix, mes cœurs, mes soleils, le graphisme, l’ethnique, et ils y sont encore ! Nous avons toujours gardé une estime mutuelle, le regret de ne pas avoir trouvé peut-être les bons intermédiaires entre nous, de ne pas avoir eu les bons « interprètes » de nos langues réciproques.
Êtes-vous collectionneur ?
Je le suis un peu, mais seulement par amour de l’art, pas pour faire un placement. Ce que je ne supporte pas concernant le marché de l’art aujourd’hui, c’est que beaucoup achètent un nom avant d’acheter une œuvre. Cela me gêne.
Que ferez-vous dans une autre vie ?
De la peinture, non. De l’édition, de l’illustration à coup sûr. Ouvrir une galerie, une librairie, cela me plairait, mais Agnès b. l’a brillamment fait : elle le fait trop bien ! J’aime ces plasticiens touchant à la fois l’installation, la chorégraphie, le son, l’image. Mon travail pour le TGV Méditerranée m’a ouvert à l’infographie, de même que les lettrines pour Larousse, je suis accro des nouvelles technologies. Je rêve d’un phalanstère où je me confronterais à d’autres talents.
1951
Naissance en Arles.
1969
Études d’histoire de l’art à Montpellier.
1978
Diplômé de l’École du Louvre, il entre chez Hermès.
1981
Intègre la maison Jean Patou.
1987
Fonde sa maison de haute couture.
1995
Crée une ligne de linge de maison, draps, éponges…
1998
Collection de vaisselle et d’objets de la maison.
2004
Lance une ligne de lingerie féminine.
v 2008
Il assure le commissariat de l’exposition au musée Réattu à Arles jusqu’au 31 octobre.
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Christian Lacroix, l’étoffe d’un commissaire
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Abonnez-vous dès 1 €Christian Lacroix, touche-à-tout
En créant les uniformes de la SNCF ou d’Air France, Lacroix s’adapte au métier, à la personnalité et au rythme de vie de ceux qu’il habille. Mais le créateur va plus loin, entrant dans notre quotidien en travaillant pour les arts de la table ou en décorant l’hôtel du Petit Moulin dans le Marais, à Paris. Dans cette ancienne boulangerie à la devanture 1900 classée monument historique, Lacroix a conçu des petits univers bigarrés caractéristiques de son style, protéiforme.
Les Rencontres d’Arles 2008
Insatiable, Christian Lacroix, qui voulait devenir conservateur de musée, sera le président des Rencontres photographiques d’Arles de l’été 2008. C’est son regard d’une acuité autre que celle d’un spécialiste qui a séduit les organisateurs de la manifestation. Et le résultat est, sur le papier, plutôt séduisant, oscillant entre surprenants coups de cœur et coups de projecteur sur les coulisses de la mode. L’œil reviendra dans son numéro double de juillet-août sur l’événement.
L’exposition Lacroix au musée Réattu à Arles
Décidément, la casquette de commissaire d’exposition sied bien à Christian Lacroix. Le créateur investit un lieu de son enfance, le musée Réattu à Arles, jusqu’au 31 octobre 2008. Mêlant choix dans les collections permanentes et invitations d’artistes, il nous offre une exposition très riche, différente de celle du musée des Arts décoratifs, indépendante des Rencontres photographiques d’Arles, allant de Simon Vouet à Jean-Michel Othoniel. La salle des portraits d’Antoine Raspal et de son fameux Atelier de couture à Arles accueille, par exemple, les photographies de Cuchi White et Éric Vedel. Compte rendu de l’exposition sur www.artclair.com, rubrique « Événements/Expos choisies » onglet « Régions ».
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°603 du 1 juin 2008, avec le titre suivant : Christian Lacroix, l’étoffe d’un commissaire