L’industrie culturelle peut être une grosse machine à ennuyer. Artistes en vogue que l’on se refile, expositions aux thématiques clinquantes mais réchauffées, campagnes de promotion de type publicitaire, autosatisfaction et taux minimal d’autocritique... De quoi user l’esprit volontaire du festivalier, légitimement blasé, auquel nous suggérons de se rendre au Printemps de septembre à Toulouse. Il y découvrira un festival à échelle humaine, et se voulant d’une cohérence à contre-courant. La raison de ce déphasage ? Une programmation confiée, cette année plus les deux ans à venir, à l’artiste Jean-Marc Bustamante, réhabilitant la notion de subjectivité engagée.
Le Printemps de septembre à Toulouse a pris voici quelques années le relais du Printemps de Cahors. Selon les avis autorisés, il figure ès qualités parmi les prestations festivalières annuelles de bon aloi consacrées à la photographie interprétée comme genre étendu – une tendance générale, sauf exception, tant la « photographie », matrice emballée à images de toutes sortes, s’avère aujourd’hui un genre esthétique à géométrie variable.
Si le Printemps de septembre peut se prévaloir d’une bonne tenue culturelle, ce festival servi par la Ville rose se distingue en revanche assez peu de l’ordinaire en la matière, Rencontres d’Arles, Mois de la photo ou autres propositions de rang international aujourd’hui abondantes. Le virage pris pour cette édition 2004 entend corriger ce déficit d’identité. Ce virage ? Confier la direction artistique du Printemps de septembre à Jean-Marc Bustamante, natif de Toulouse mais surtout dernier occupant en date du pavillon français de la Biennale d’art contemporain de Venise, un artiste mixed medias à la fois photographe, plasticien et designer, réputé pour son style tout de subtilité, de laconisme et d’élégance.
Pas d’unanimité
Cette décision, Marie-Thérèse Perrin, présidente de l’association du Printemps de septembre
et directrice du festival, la justifie ainsi : promouvoir, au-delà des conventions, l’ouverture artistique, susciter une manifestation singulière garante, dit-elle, « d’une réflexion sur la photographie », et ce, indépendamment du risque, assumé, d’un parti pris esthétique. Pas question, certes, de se refuser le spectacle – ce que ne démentiront pas les Nocturnes qui accompagnent l’événement faisant la part belle aux animations en extérieur, visuelles, musicales ou de type performances – ainsi que le choix de lieux d’exposition prestigieux ou appartenant au patrimoine culturel de la ville (les Jacobins, le château d’eau, le site des Abattoirs devenu musée...). Le plaisir de consommer, toutefois, se voit assujetti au concept et à un magistère intellectuel chargés de tenir à distance la tentation du fourre-tout ou le brouet de circonstance. Là vient peser de tout son poids l’option prise, celle de l’artiste comme sélectionneur défenseur d’un point de vue singulier, sorte de chef d’orchestre dont dilections ou affinités sensibles qui lui sont propres contribuent seules à fixer la liste des invités.
Autant le dire : les choix de Jean-Marc Bustamante rhabillé en directeur artistique risquent de surprendre. Et d’abord, cette décision : opérer par le bas, en réduisant l’ampleur de l’offre, lors même que la règle du développement veut que l’on soit maximaliste. Vingt-sept artistes seulement ont ainsi fait l’objet d’une sélection (très peu, pour ce type de manifestation), une petite phalange opérant à son aise, à laquelle de la place est fournie en abondance. Barry X. Ball (ill. 1 à 3), Pascal Convert (ill. 6) et Jan Fabre (ill. 5), de la sorte, se partagent la vaste nef des Jacobins, Uri Tzaig et Avi Shaham, quant à eux, signant une réalisation commune, l’espace du château d’eau. Autre donnée caractérisant les choix de Bustamante sélectionneur, la thématique « In Extremis » qui donne son titre à la manifestation, sans équivoque si l’on suit l’artiste : mettre l’accent sur les limites de l’image, voire sur son possible dépassement par le travail de l’art, dans une perspective de requalification symbolique. Les imagiers qui intéressent Jean-Marc Bustamante, tous, ont pour caractéristique leur refus de l’objectivité, leur recours à l’image comme point de départ, leur souci de la visibilité retravaillée, que ce soit par la citation décalée, la manipulation ou le samplage. Citons ainsi, entre autres réalisations présentées à Toulouse, les reliefs collages kitsch de Robert Heinecken sur le thème de Shiva, les Reflets de Franck Scurti (ill. 10), création de sculptures décoratives à partir de formes reflétées dans l’eau, Virginie Barré et ses samples de scènes de crime ou Christoph Draeger et les siens, tirés d’images de catastrophes ou de violence, parmi d’autres travaux d’un même esprit recycleur et porté à recomposition. Cette option thématique, assurément, n’est pas neutre, et ne fera pas l’unanimité. Outre le fait de venir après des années de domination du style documentaire, qui valorise le reportage et l’enregistrement, elle invalide la nature référentielle de l’image photographique en transcendant son contraire, l’image d’art, cette représentation voyant le faiseur d’image se réapproprier la réalité au lieu d’en demeurer un spectateur plus ou moins averti et critique, mais un spectateur tout de même.
L’artiste comme sélectionneur : bien, pas bien ?
Reste évidemment à poser la question, sans renâcler : en quoi une sélection d’artiste vaut-elle mieux que celle d’un commissaire lambda ou d’un critique d’art abonné à l’organisation d’expositions ? Réponse : elle ne vaut pas forcément mieux, pas plus qu’elle sera forcément autre. Les commissariats d’une manifestation telle que les Rencontres d’Arles, confiés à des photographes, le prouvent assez. Copinage et mode, à l’envi, s’y avèrent les déterminants de sélections dont l’indépendance proclamée n’a d’égale qu’un fréquent népotisme ou l’assujettissement au mainstream, sur fond récurrent de naïveté théorique. Alors quoi ? De la sélection émanant d’un artiste, du moins, il est loisible d’espérer quelques bienfaits. Un : plus d’indépendance de facto, et de liberté de choix. Deux : un positionnement non corporatiste garant d’une ouverture potentielle. Trois : une plus grande flexibilité de la sélection, celle-ci opérant à partir d’une histoire personnelle, d’un rapport incarné à la création. Quatre (non garanti) : une « vision », une approche singulière, incomparable, sans lien d’office avec les logiques du spectaculaire, du monnayage institutionnel ou du renvoi d’ascenseur, à l’occasion tangente à ces dernières, voire à rebours ou carrément out.
La sélection de Jean-Marc Bustamante, de ce point de vue, est incontestablement plus singulière que convenue. Outre sa grille serrée, on y relèvera l’accent mis sur la démarche des artistes invités, toujours de longue haleine, contrecarrant l’idéologie de la vitesse et de l’immersion dans le flux. Consignons, à ce registre, le patient travail de Pascal Convert sur l’image d’actualité, approchée non pour ses vertus informatives ou sensationnalistes mais comme relance de notre mémoire des images canoniques (la photographie d’une mère pleurant son enfant mort en Algérie ou en Bosnie, par exemple, dont la composition s’inspire consciemment ou non des pieta classiques). Celui, de même, de Jan Fabre, artiste polymédiatique se tenant depuis vingt ans sur les marges de l’expression, comme de Didier Vermeiren (ill. 7 à 9), sculpteur engagé à compter des années 1980 dans une abyssale réflexion post-brancusienne sur la relation sculpture-socle. Sans oublier, convoqués au banquet, des artistes âgés (Giovanni Anselmo, Robert Heinecken) ou décédés (Martin Kippenberger) dont l’œuvre se sera distinguée par son tour obsessionnel plus que pulsionnel. Prémunissant du jeunisme, maladie bien connue des curateurs carriéristes, cette attention au long cours peut être interprétée comme une pure fidélité intime, de l’ordre de la philia. Chez Jean-Marc Bustamante, elle relève au moins autant d’une proximité plus proprement « poétique » qu’affective. Sans exception, tous les artistes choisis s’avèrent du côté de la question, plus que des réponses, à l’image de Bustamante artiste. Leurs œuvres, derrière l’écran de la forme, rejoignent la sienne propre, adeptes comme celle-ci de la lisière, de l’entre-deux, du doute non systématiquement productif, du détournement insolite, de la dérive symbolique.
Exprimer une sensibilité solidaire
Typologiquement, cette remarque autorise l’énoncé de cet autre aspect, évidemment capital et à porter au crédit de la sélection émanant de l’artiste : la solidarité. Si Bustamante directeur artistique exprime bien un point de vue sur l’art, ses pouvoirs et son sens, il convie le spectateur à constater que ce point de vue est aussi partagé : identique lecture du monde, mêmes stratégies pour le décliner.
En quoi cette donnée est-elle capitale ? Parce qu’elle signale de facto un territoire artistique commun. Parce qu’elle informe dans la foulée sur la façon dont se constituent aujourd’hui les tendances esthétiques : non pas tant par le truchement de manifestes d’esprit moderniste – en général aussi prétentieux que creux – ou la constitution de communautés chapeautées que gèrent gourous, clergé théoricien et chiens de garde, que par la mise en circulation d’une sensibilité diffuse mais en circulation pourtant, activée çà et là de cent manières différentes par le style mais convergentes par l’esprit. En rendre compte, en tant que directeur artistique, revenant à en être à la fois le médiateur et, au-delà du message même, le compagnon solidaire.
Le Printemps de septembre, « In Extremis » (direction artistique : Jean-Marc Bustamante ; commissariat des expositions : Pascal Pique), a lieu à Toulouse du 24 septembre au 17 octobre. Du lundi au jeudi de 12 h à 19 h et les 8 octobre, 15, 16, 17 octobre. Horaires particuliers : les 25 septembre, 1er et 2 octobre : 11 h-1 h 30 ; le 24 septembre : 18 h 30-1 h 30 ; les 26 septembre, 3, 9 et 10 octobre : 11-19 h. Entrée gratuite. Lieux d’exposition : les Abattoirs, les Jacobins, école des beaux-arts, château d’eau, fondation Caisse d’Épargne, espace EDF-Bazacle, maison éclusière. Renseignements : www.printempsdeseptembre.com
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Printemps de septembre à Toulouse
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : Printemps de septembre à Toulouse