Le destin de Camille Claudel est tragique. Première femme entrée dans l’histoire de la sculpture française, amoureuse passionnée d’Auguste Rodin, auteure d’environ 80 sculptures, elle passe les trente dernières années de sa vie internée dans un asile.
Camille Claudel manifeste très jeune un caractère affirmé. Son frère Paul se souviendra de « l’ascendant souvent cruel qu’elle exerça sur [ses] jeunes années », peut-être parce qu’elle naît (en1864) dans une famille bourgeoise qui n’est pas épargnée par le malheur : un frère aîné, Charles-Henri, ne vivra que seize jours ; le corps de Paul-Louis, oncle maternel, est retrouvé mort dans un canal à Chalons-sur-Marne alors que Camille a un peu plus d’un an. Les Claudel déménagent souvent au gré des affectations du père, fonctionnaire de l’enregistrement.
Camille a douze ans quand la famille emménage à Nogent-sur-Seine. La petite fille court la campagne à la recherche d’argile puis modèle les bustes des personnages illustres qui peuplent ses rêves d’enfant : Napoléon Ier, Bismarck ou des scènes mythologiques (Œdipe et Antigone, David et Goliath) étudiées avec son précepteur, Collin, sans doute à l’origine de la rencontre de l’enfant avec le sculpteur nogentais Alfred Boucher. Étonné par ce talent, Alfred Boucher encourage la jeune fille à poursuivre ses recherches. Camille rêve alors de sculpter dans un atelier à partir de modèles vivants.
En 1881, elle parvient enfin à convaincre sa mère de s’installer à Paris avec sa sœur et son frère. La jeune fille s’inscrit à l’académie Colarossi, l’école des Beaux-Arts étant encore interdite aux femmes à cette époque, et ne tarde pas à louer un atelier qu’elle partage avec des amies anglaises (ill. 3). Alfred Boucher vient y corriger leurs travaux et introduit Camille Claudel dans les milieux artistiques parisiens.
La rencontre avec Rodin
Un an plus tard, Camille Claudel réussit à exposer un buste, La Vieille Hélène, au Salon des artistes français en 1882. L’ondulation de trois profonds sillons sur le front dégagé, l’exagération des rides autour de la bouche et des yeux, le regard doux et intériorisé confèrent une présence forte à cette interprétation naturaliste exécutée par Camille à dix-huit ans. Alfred Boucher, qui doit se rendre en Italie, demande à Auguste Rodin de le remplacer auprès de ses jeunes élèves. À cette époque, Rodin, âgé de quarante-deux ans, vit depuis plus de vingt ans avec Rose Beuret qui lui a donné un fils. Il travaille sur une importante commande, La Porte de l’enfer. Leur rencontre est le début d’une relation tumultueuse qui durera quinze ans. Camille inspire à Rodin (ill. 7) une extraordinaire passion amoureuse.
Le talent et la présence de la jeune fille de dix-huit ans s’imposent à l’artiste et à l’homme mûr : « Un front superbe, surplombant des yeux magnifiques, de ce bleu foncé si rare […] cette grande bouche plus fière que sensuelle [….] un air impressionnant de courage, de franchise, de supériorité, de gaîté » (ill. 1). De son côté Camille profite de l’énergie créatrice du maître et réalise une cinquantaine de sculptures. Elle souffre de n’apparaître que comme simple disciple de Rodin, d’être suspectée de le pasticher.
Elle tente de se justifier dans une lettre : « Ma Clotho est une œuvre absolument originale […] je ne connais pas les dessins de Rodin […] je ne tire jamais mes œuvres que de moi-même. » Car si Camille Claudel puise sa force dans une confrontation constante avec Rodin, elle veut développer une œuvre personnelle. Elle donne à son œuvre un pouvoir d’émotion, une surprenante sensualité qui étonne, parfois choque. Clotho (1893, ill. 2), L’Âge mûr (1894) ou Sakountala (1886, ill. 3) frémissent d’une vie indicible. Suivant en cela les leçons de Rodin, Camille pousse l’étude réaliste aussi loin que possible. Clotho, vieille Parque décharnée, les seins flasques, les chaires flétries, transcende la déchéance de son corps par son regard étonnement attentif. L’Âge mûr nous montre un homme entraîné par une vieille femme abandonnant une jeune fille, nue, implorant à genoux, allégorie dramatique de l’irréversibilité du cours de la vie, certainement l’œuvre la plus autobiographique de Camille, conçue à l’époque de sa séparation avec Rodin.
L’émancipation
On sous-estime souvent la carrière de Camille Claudel. Elle expose pourtant régulièrement dans les salons. Elle présente même trois sculptures à l’Exposition universelle de 1900. Signe de reconnaissance publique, l’État lui commande une pièce L’Âge mûr en 1895. Une étude sur son œuvre paraît au Mercure de France en 1898. Le marchand d’art Eugène Blot commence à éditer et à vendre ses bronzes à partir de 1904. Durant toutes ces années de travail fructueux, les relations avec Rodin ne cessent de se dégrader. En 1893, Camille tente d’obtenir de Rodin qu’il rompe avec Rose Beuret. Le sculpteur, effrayé par sa violence de caractère, fuit à Meudon avec Rose. Le processus de rupture entre les deux artistes ne s’achève véritablement qu’en 1899. Mais Rodin continuera à verser incognito une pension mensuelle à son ancienne maîtresse.
Camille Claudel parvient à s’émanciper totalement de son maître et développe ses propres recherches : elle sculpte par exemple dans l’onyx une œuvre d’inspiration japonaise, La Vague, en 1903 : une énorme déferlante va submerger, dans un instant, trois petites femmes insouciantes, dansant sur la grève. Seul l’instant présent importe. Camille réalise désormais des œuvres de petite taille, La Pensée profonde de 1898, Rêve au coin du feu de 1899, dont la modernité réside dans l’aspect intimiste, croquis d’après nature d’un instantané de la vie quotidienne.
De l’atelier à l’asile
Malheureusement son état mental se dégrade. Son comportement excentrique la rend imprévisible, trouble sa famille aux principes très établis. Camille vit de plus en plus recluse, s’imaginant persécutée par la « bande à Rodin ». Dans des accès de violence, elle détruit ses sculptures et fait de « belles flambées » avec ses cires. Son frère Paul note en 1909 dans son journal : « À Paris, Camille folle. Le papier des murs arraché à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté ; elle énorme et la figure souillée. »
Paul obtient un certificat médical attestant de la folie de sa sœur. Sa mère, désemparée après le décès de son mari, signe alors une autorisation d’internement. Camille est enfermée le 10 mars 1913, à quarante-huit ans, à l’asile de Ville-Évrard d’où elle est transférée en 1914 à l’asile de Montdevergues (Vaucluse). Toutes visites ou lettres ne provenant pas de sa famille lui sont interdites. Son frère Paul, souvent à l’étranger, vient la voir plusieurs fois.
Elle meurt le 19 octobre 1943 à l’âge de soixante-dix-huit ans à l’asile de Montdevergues. Camille Claudel sculptrice ne saurait se réduire au mythe tragique de la femme artiste géniale et souffrante. Elle eut l’audace de rivaliser avec les plus grands, inventant une œuvre qui, aujourd’hui encore, nous trouble par sa présence sensuelle, toujours terriblement humaine.
8 Décembre 1864
Naissance de Camille Claudel.
1881
Camille étudie la sculpture à l’académie Colarossi à Paris.
1882
Rencontre Auguste Rodin.
1893
Camille expose Clotho et La Valse au Salon de la société nationale des beaux-arts.
1898
Mathias Morhardt publie une importante étude sur Camille Claudel au Mercure de France.
1908
Camille est internée à l’asile de Ville-Évrard à la demande de sa mère.
1914
Camille est transférée à l’asile d’aliénés de Montdevergues (Vaucluse).
19 octobre 1943
Décès de Camille Claudel à Montdevergues.
« Camille Claudel 1864-1943 » a lieu du 5 octobre au 31 janvier 2006, tous les jours sauf le lundi, de 10 h à 18 h ; fermé le 1er novembre et le 25 décembre. Tarifs : 7 et 4,5 euros. PARIS, musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, XVIe, tél. 01 44 96 50 33.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°574 du 1 novembre 2005, avec le titre suivant : Camille Claudel, la sculpture à la folie