Nanna Ditzel, dont l’œuvre couvre toute la seconde moitié du XXe siècle, compte aujourd’hui parmi les plus importantes figures du design danois. Sensible aux théories de Finn Juhl, l’un des pères du design scandinave, elle crée une œuvre qui dépasse les principes fonctionnalistes développés par les modernes pour privilégier le mouvement et la liberté dans l’espace. La réédition de certains de ses modèles par Habitat montre à quel point son travail est d’actualité.
L’hommage qui vous est rendu à Paris témoigne de l’engouement actuel pour votre travail. Comment expliquez-vous ce succès ?
Je crois que ce succès s’explique par la simplicité du design danois auquel nous pouvons tous nous identifier. L’évidence presque atemporelle des formes danoises a permis de traverser les générations. Mais nous avons également su nous montrer extrêmement innovants. J’ai été l’une des premières à utiliser la mousse dans mon mobilier, des mousses naturelles, puis des mousses synthétiques de polyéther. L’exposition qui se tient actuellement à la maison du Danemark présente un ensemble que j’ai réalisé dans ce matériau dès 1952. Cette même année, j’ai dessiné le fauteuil Œuf, dont la forme inédite résultait de recherches associant les univers artisanaux et industriels.
Pensez-vous que le lien étroit qui, au Danemark, unit les designers aux ébénistes soit un des fondements du design danois ?
Je fais partie des designers qui ont suivi une formation d’ébéniste à la Richard School de Copenhague. Par la suite, j’ai monté un atelier chez moi. Je fabrique ainsi certains modèles de sièges dans mon atelier, sans penser à leur éventuelle réalisation industrielle. Celle-ci ne commande pas la conception des pièces. Pour moi, la priorité est de donner forme à une idée originale, et cela est possible grâce aux savoir-faire artisanaux. Par la suite, le modèle peut être adapté à un processus de fabrication en série. Nous faisons alors en sorte de conserver le concept de la pièce, quitte à en changer quelques détails si cela est nécessaire. Prenons l’exemple d’une de mes dernières chaises, produite par P. P. Møbler en 1992. L’inspiration m’en est venue lors d’un voyage aux îles Caraïbes où j’ai été frappée par ces jeux d’ombres et de lumières que l’on voit partout là-bas, notamment dans les architectures victoriennes. De retour, j’ai travaillé avec mon ébéniste à la réalisation d’un siège avec le seul objectif de recréer ces effets lumineux. C’est uniquement après en avoir apprécié le résultat que nous avons pensé à adapter ce modèle à une production en série. Il existe deux exemplaires du dessin artisanal, mais le modèle industriel est fabriqué actuellement à raison de mille cinq cents par mois.
Sur les meubles danois, la signature de l’ébéniste cohabite avec celle du designer. Cette équité est
surprenante pour nous. Qu’en pensez-vous ?
C’est en effet un des mérites du design danois. Les designers ne pourraient aller au bout de leur projet sans la collaboration des ébénistes. Ils ont une reconnaissance réciproque de leur travail. C’est aussi le respect des compétences de l’ébéniste qui est prêt à assurer le risque d’un challenge plutôt que d’aller dans une direction plus commerciale. Ainsi, certains ébénistes sont devenus de véritables labels de référence, comme P. P. Møbler qui a collaboré avec les plus grands designers danois parmi lesquels Hans Wegner par exemple. Leur nom est devenu aussi prestigieux que celui des designers.
Si les ébénistes ont contribué à forger la réputation du design danois, l’industrialisation de ses modèles est également une source d’admiration. Comment les designers naviguent-ils entre ces deux univers ?
La question ne se pose pas ainsi au Danemark car ce sont les ébénistes eux-mêmes qui ont eu la volonté de se regrouper pour créer des unités de production en série. Au début des années 1950, la plupart de ces usines employaient cinq à dix personnes et produisaient des meubles en quantité tout en conservant les méthodes de travail traditionnelles, à l’exception de certaines entreprises, comme Fritz Hansen qui s’est immédiatement équipé de machines. Au fur et à mesure, toutes les usines se sont mécanisées et, aujourd’hui, il ne reste plus guère d’ébénistes indépendants. Les usines continuent de se moderniser et acquièrent l’outillage informatique essentiel à la production actuelle. En 1990, lorsque Fredericia Stolefabrik est devenu mon fabricant, l’entreprise réalisait un chiffre d’affaire de vingt millions de francs. Aujourd’hui, ce chiffre est multiplié par quatre.
Parallèlement à votre formation d’ébéniste, vous avez assisté en auditeur libre à des cours de design à la Royal Academy of Arts de Copenhague, notamment ceux de Kaare Klint. Quel rôle a-t-il joué dans votre formation et plus largement sur votre génération ?
Kaare Klint a en effet beaucoup compté car il a apporté aux Danois une vision du fonctionnalisme différente de celle que nous avait transmise le Bauhaus. Une vision moins raide, inspirée par le mobilier anglais du xviiie siècle. Il a ouvert la voie vers la liberté des formes. De nombreux jeunes designers, comme Jorg Morgensen, sont devenus ses disciples. Pour ma part, j’ai rapidement pensé que le travail de Finn Juhl était plus intéressant. Il venait d’un univers différent. Finn Juhl était architecte, avec une grande connaissance de l’art contemporain international, ce qui était assez rare au Danemark. Il se dégageait de lui une dimension autre.
Comment expliquez-vous que vous ayez abordé tant de domaines différents, le mobilier, le textile, l’orfèvrerie, la joaillerie, la céramique ou le verre ?
Je ne peux pas concevoir que l’on s’intéresse uniquement au mobilier, sans avoir d’intérêt pour les autres domaines qui nous entourent. Lorsque l’on se confronte à la fabrication d’un siège, par exemple, le premier problème après avoir dessiné sa forme est celui du tissu qui doit le recouvrir. Aucun des tissus existants ne convient, on est alors obligé d’en dessiner un, et ainsi de suite.
Et ainsi de suite... jusqu’aux bijoux ?
Lorsque j’étais jeune, le port des bijoux était mal considéré dans le milieu d’architectes où j’évoluais. Cela relevait de la décoration. Vous pouviez tout au plus porter un simple anneau d’argent. J’ai refusé cette attitude qui me semblait dénuée de sens. Il fallait, en revanche, dessiner des modèles contemporains dont la structure diffère des montages traditionnels. J’étais guidée par une idée fixe : le bijou devait être modelé sur le corps.
Comme les vêtements ?
Exactement. J’ai ainsi récemment dessiné une montre dont la forme arrondie du cadran s’enroule autour du poignet, pour éviter que la montre ne tourne, entraînée par son poids.
Cette montre a-t-elle été éditée ?
Oui, c’est un modèle assez récent édité par Georg Jensen. J’ai commencé à travailler avec l’orfèvre
A. Michelson et par la suite, Georg Jensen a racheté tous mes modèles. Depuis, j’ai un contrat d’exclusivité avec lui.
Comment définissez-vous le design ?
Le design consiste à décider de la façon dont il faut fabriquer les choses et à quoi elles doivent ressembler. La fonction, les solutions techniques et le dessin déterminent un bon design. Que cela soit dans les ouvertures techniques, esthétiques ou fonctionnelles, il y a toujours un choix à effectuer. Le design, c’est de savoir faire le bon.
- « Nanna Ditzel : mobilier 1950-1970 » : du 14 mars au 10 mai, du mardi au samedi de 11 h 00 à 20 h 00. Galerie scandinave, 31 rue de Tournon, VIe, tél. 01 43 26 25 32. - « Nanna Ditzel – Paysages mobiliers» : du 14 mars au 25 mai, du mardi au vendredi de 13 h 00 à 19 h 00, samedi, dimanche et fêtes de 13 h 00 à 18 h 00. Maison du Danemark, 142 avenue des Champs-Élysées, VIIIe, tél. 01 44 31 21 21. - « Le mobilier des femmes architectes du design danois 50-70 : Nanna Ditzel, Grete Jalk, Tove Kindt-Larsen, Karen Clemmensen, Eva Koppel », du 23 mai au 22 juin, du mardi au samedi de 10 h à 19 h. Galerie Dansk, 53 bis quai des Grands-Augustins, VIe, tél. 01 43 25 11 65.
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Nanna Ditzel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Nanna Ditzel