Connaissez-vous Jean-Charles Moreux ? Cet architecte, peintre, paysagiste et passionné d’ornithologie, réalisa dans les années 30-40 des villas et des hôtels particuliers inspirés de Palladio et Ledoux. Cet amoureux fou du néoclassicisme fait l’objet ce mois-ci d’une exposition à la galerie Yves Gastou et de deux ouvrages qui sortent aux éditions Norma et du Promeneur.
Il est encore aujourd’hui difficile de juger une œuvre aussi paradoxale. La carrière de Jean-Charles Moreux est complexe, car elle se construit en zigzag s’essayant à tous les genres, avec ce savoir-faire du dandy érudit et dilettante, habile à revisiter tous les siècles et tous les styles. Moreux avait-il un style ? On peut affirmer qu’en plein XXe siècle, il a excellé dans le style néoclassique. C’est là qu’il s’exprime le mieux, qu’il est le plus convaincant et ce sont d’ailleurs les meubles de cette période qui sont les plus prisés aujourd’hui. Mais on peut aussi lui reconnaître, et là surgit le paradoxe, un rôle de pionnier dans l’aventure néo-baroque. Il ne s’y révèle pas aussi échevelé qu’un Serge Roche, par exemple, mais son vif penchant pour la « curiosité » fait de lui un extravagant.
Un tenant du bon goût français
Avant de se faire le chantre de l’équilibre comme du bizarre, il a traversé en surfant la période houleuse et haineuse de la bataille rangée des Anciens et des Modernes qui a fait rage entre 1930 et 1950. Moreux se range dans le camp du bon goût français, que l’on qualifie aujourd’hui de mariage entre « tradition et modernité », étant de ceux qui ont le mieux manié le paradoxe. Il naît le 13 juin 1889 au château de Joncy en Bourgogne dans une famille aisée et cultivée. Il s’adonne pendant son enfance autant aux sciences naturelles, aux langues anciennes qu’aux mathématiques et à l’astronomie, toutes choses qui resurgiront dans les cabinets de curiosités qu’il crée dans sa période dite « naturaliste ». Muni d’un diplôme d’ingénieur, il fait les Beaux-Arts à Paris, l’École du Louvre, et étudie l’archéologie à l’École des Chartes. Il serait probablement devenu un restaurateur des Monuments historiques s’il n’avait rencontré les frères André et Paul Véra et, à travers eux, le groupe de la Nouvelle Revue Française où les papes Paul Valéry et André Gide prônent le renouveau dans le respect des traditions. Coup du sort, il rencontre aussi André Lurçat, frère de Jean, qui, lui, défend au contraire l’avant-garde et fréquente son diable, Le Corbusier. Curieusement Moreux choisit le camp du rationalisme dès 1923, ce qui est très tôt. Il adhère à l’UAM (Union des Artistes Modernes) dont l’objectif déclaré est le design industriel. Malgré ses projets de logements sociaux, malgré la Villa Brugier à Saint-Cloud, il va d’échec en échec, et s’en souviendra sûrement lors de son rejet amer de l’avant-garde. En effet dès 1930 il revient en arrière, insatisfait, se rendant sans doute compte que le « purisme » est une philosophie de vie qui n’est pas la sienne. Il devient alors l’un de ses opposants les plus virulents. En 1938, il écrit dans la revue Décor d’Aujourd’hui : « j’ai été aussi un des premiers qui s’aperçurent que de telles formes n’étaient pas viables. Elles sont monotones : au bout du cube et d’un tube, il y a éternellement un autre cube et un autre tube... Le fonctionnalisme, le constructivisme, pourquoi pas le robotisme, ne sont que des manières d’académisme. » Même s’il est peu visionnaire, Moreux, un peu hypocritement il faut bien le dire, n’oubliera jamais tout à fait les leçons du modernisme : la simplification des formes, l’attention à la lumière, la flexibilité des espaces, l’emploi du béton, de la dalle de verre, la recherche de l’utile et surtout du confort... Et il dosera fort habilement les améliorations inventées par les avant-gardes qu’il mettra au service d’une beauté passéiste.
Une admiration pour le passé de Vitruve, Palladio et Ledoux
Il est évident que Moreux vénère le passé. Pas celui du XIXe siècle avec ses ornementations parfois étouffantes, ni celles trop précieuses de l’Art Déco, mais le passé de Vitruve, Palladio et Ledoux. Il retourne aux sources, fait de la compilation, de la recherche, des aquarelles, bref se constitue des références, un corpus d’inspirations traversant les siècles. Il choisit définitivement de travailler pour une élite et de défendre l’artisanat de luxe en adhérant en 1947 à l’organisme rival de l’UAM, le SAD (Salon des Artistes Décorateurs).
Entre-temps dans les années 30 il construit villas et hôtels particuliers aux façades néoclassiques, aux intérieurs élégants, piochant dans le vocabulaire de l’Antiquité, de la Renaissance italienne et même dans le baroque. Très vite il affirme son goût profond pour l’ébénisterie et le bois, matériau chaud et vivant, en réaction bien sûr aux matériaux supposés froids, pauvres et nus des fonctionnalistes. Aujourd’hui nous pouvons aimer sans complexe une table de Moreux et un fauteuil de Le Corbusier. À l’époque, c’était impensable. Lorsque Moreux découvre la Chapelle de Ronchamp, il entre dans une rage folle, non seulement parce que ce n’est pas son projet qui a été choisi, mais parce qu’il qualifie cette chapelle d’« œuvre absurde, défi porté à la religion catholique, défi porté au goût gréco-latin que l’on veut torpiller, défi porté à l’architecture religieuse française ». Certes Moreux n’est pas homme de défis, mais il refuse obstinément de voir comment, dans ce cas précis, Le Corbusier a réussi à « réchauffer » le béton, à le rendre poétique et mystique, dans cette chapelle-sculpture d’une telle pureté qu’on vient la voir du monde entier. Au début des années 30, Moreux reste encore assez proche d’un Mallet-Stevens ou d’un Chareau. Puis il se laisse aller à sa prédisposition pour un « humanisme perdu », idée chère à une certaine bourgeoisie française inquiète de la montée parallèle du fascisme et du communisme. Mais ce retour à l’ordre revêt parfois des accents exagérément nationalistes et ce « nouvel ordre classique », cher à Waldemar George, prône en réalité la glorification arrogante d’un « esprit français » introuvable ailleurs. Le reste du monde n’existe plus, et d’ailleurs toutes ces avant-gardes ne viennent-elles pas de l’étranger et ne sont-elles pas synonymes de désordre ? La « solution française », « la vie française et la nature française » (Maximilien Gauthier), bref le « style français » est au contraire équilibré, humain, positif, chaleureux, familial, raffiné, aimable, d’une sensibilité raisonnée, matrice de ce nectar inégalable qu’est le « bon ton français » inimitable. Comme l’explique bien Bruno Foucart dans le livre Les Décorateurs des années 40, une « manière française », qui perdurera encore dix ans après la guerre : « le style 40, soit le cocktail, à secouer par Paul Morand, composé d’un fond de modernité, calmé par l’esprit de France et relevé par l’épice de la fantaisie. » Cette « épice » sera apportée à Moreux par Bolette Natanson. Fille d’Alexandre Natanson, directeur avec son frère Thadée de la Revue Blanche qui défendit si bien les Nabis, Bolette a de l’entregent, du charme et des idées à revendre. Elle ravive en Moreux son amour du classique, mais le présente aussi à Cocteau ou à Colette dont il fera l’éphémère magasin de produits de beauté. Bollette l’emmène en Italie et lui donne le goût des collections. Elle est un peu artiste, habile de ses doigts, fabrique des objets dans la mouvance « suréelle », des nature mortes de corail et coquillages qu’elle met sous globe, des assemblages à la Arcimboldo « en os de seiche, en fers à cheval, en savon rose, en noyaux de prune et en comprimés de saccharine ». Elle a l’imagination pétillante et entraîne Moreux à « oser ». Ils sont inséparables jusqu’à la mort de Bolette dont la gaieté légère cachait une grande mélancolie. Ensemble ils ouvrent en 1930 la boutique Les Cadres où ils présentent bien sûr des cadres fabriqués par Bolette dans un écrin où Moreux fait régner verre et métal, bois décapés ou cérusés, teintes claires et mates, murs tapissés de Flexwood (plaques extra minces en bois naturel), rampes d’escalier en tubes de cristal pour mettre en valeur des poteries « modernes à l’antique », des miroirs aux cadres pompéiens, des bougeoirs en bronze montés sur des nautiles, enfin des meubles.
Chez Bolette et Moreux
La boutique sert de laboratoire et amène des commandes. Ainsi l’architecte répond à l’appel du baron de Rothschild, du vicomte de Noailles, de Roland Dorgelès, de François Reichenbach... La griffe Moreux-Natanson fait mouche ! Ils décorent aussi l’appartement du couturier Raphaël, rythmé de pilastres et de colonnades très palladiennes. Ce sont les années des meubles rehaussés de marqueteries à décors d’architecture en trompe-l’œil, des coquilles que l’on retrouve partout, des lampadaires en chevaux cabrés, des masques. À ses consoles Rocaille, Moreux ajoute une série de tables magnifiques, souvent en chêne cérusé, très sobres, qui mettent en relief des motifs stylisés dans les piétements : pattes de fauves, balustres de vases, simples volutes, colonnes doriques. Des meubles très architecturés qui ne manquent pas de noblesse. Après l’ère de l’égérie Bolette et après la guerre, Moreux s’embourgeoise, fréquente de plus en plus le monde des conservateurs, des musées, des institutions. Il fera encore quelques coups d’éclat avec des scénographies d’expositions, mais surtout avec sa très remarquée rénovation des salles de peinture du Musée du Louvre, notamment la galerie Médicis. Il brille encore pour ses interventions dans les jardins, surtout les jardins presque minéraux, dérivés du très rigoureux Le Nôtre. Il est l’ennemi juré des fleurs et des jardins dits « naturels » comme les jardins à l’anglaise. Il est naturellement pour un « jardin de la raison », comme le prouve le très cartésien jardin public des Gobelins à Paris. Il intervient pour faire classer le Désert de Retz. Ses projets de paysagiste sont passionnants, très liés à l’architecture, et l’on peut regretter qu’il n’aie pu en réaliser que si peu. Moreux ? Un architecte à multiples facettes qui, en effet, aurait été très à sa place pendant la Renaissance italienne.
- PARIS, galerie Yves Gastou, 1er-31 décembre.
À lire : Susan Day, Jean-Charles Moreux, éd. Norma, 384 p., 350 ill., 495 F
et Jean-Charles Moreux, Histoire de l’Architecture, éd. Le Promeneur/Gallimard, 208 p., 110 F.
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Moreux, le designer naturaliste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°512 du 1 décembre 1999, avec le titre suivant : Moreux, le designer naturaliste