Mongiardino, l’homme qui trompe l’œil

L'ŒIL

Le 1 avril 1999 - 1978 mots

Ce grand architecte-décorateur italien, disparu il y a un an, a été le maître du style « vieux palazzo ». Détestant le clinquant, Renzo Mongiardino réussit le tour de force de recréer le passé en mélangeant avec brio, goût et fantaisie, tous les styles. Le 11 avril, la maison de vente italienne Il Ponte disperse l’intérieur de son incroyable appartement milanais.

Dès la fin des années 50, Renzo Mongiardino invente des décors opulents et grandioses, la plupart du temps dans de vrais palais de la jet-set internationale qui souhaite alors vivre dans un luxe certes magnifique, mais aussi raffiné et même « original ». Mongiardino fut en cela parfait. Il remit à la mode le style riche et exotique de la Russie impériale, le néogothique anglais, le faste de la Rome antique ou de la vie courtisane dans l’Italie de la Renaissance. Il signe ainsi les magnifiques intérieurs créés pour le baron Thyssen à Lugano, pour Onassis à Scorpios, pour Lee Radziwill (la sœur de Jackie Kennedy) à Londres, l’Hôtel Lambert des Rothschild sur l’île Saint-Louis à Paris, la Villa Leopolda des Safra sur la Côte d’Azur, la maison de Zeffirelli à Capri, de Valentino à Rome, les hôtels particuliers de Hearst, Heinz ou Miller à New York... Mongiardino ne s’intéressa pas seulement aux grandes fortunes. Il était aussi attiré par les architectures étranges, des lieux de « curiosité ». Comme la tour carrée génoise en Toscane du designer de bijoux Elsa Peretti dont il transforma l’intérieur étroit et rude, en palais enchanté façon Bomarzo. Ou bien l’immeuble très bizarre de Bussei à Turin, « plat et long comme une tranche de polenta » disait-il, où il créa une atmosphère évoquant à la fois Puccini et Stendhal. Il aimait tromper l’œil. Il fut le premier à oser mélanger le vrai au faux, à peindre sur les murs de faux brocards, de faux stucs, de fausses statues en perspective, des cieux à la Tiepolo, des jardins comme dans les fresques de Pompéi, des chinoiseries... Tout un monde de trompe-l’œil fait pour habiller les murs et métamorphoser les pièces. Il n’avait pas non plus peur de mettre côte à côte des copies, souvent dessinées par lui-même, et des meubles précieux, ni de reproduire tel sol en marqueterie de marbres ou de mosaïque, remarqué en Vénétie ou dans un tableau. Plus que « décorer » – le mot lui faisait horreur – il aimait mettre-en-scène des environnements aux effets à la fois rassurants et nostalgiques. Aujourd’hui on disperse aux enchères le mobilier et les œuvres d’art de son appartement milanais, sorte d’antre idéal créé selon ses principes. Et sa bibliothèque ornée de guerriers tartares, ses ravissants fauteuils génois du XVIIIe siècle, ses bustes, sa collection d’aquarelles d’intérieurs du XIXe siècle (il fut, à sa façon, un personnage à la Mario Praz ou à la Visconti), vont perdre à jamais leur magie et redevenir d’ordinaires objets d’antiquaires.
Tel un gentilhomme de la Renaissance, avec sa longue barbe blanche ondoyante rappelant celle des doges ou des beaux vieillards de Michel-Ange, ses yeux bleus attentifs, son chic anglais, Renzo Mongiardino nous avait reçus en 1989 dans sa bibliothèque néogothique, avec une réserve surannée, des manières exquises.
« À chaque fois que je commence un travail je tiens immédiatement compte de la personnalité des gens pour lesquels je fais un intérieur. Souvent il faut lutter avec eux. Il est très rare que l’on soit d’accord sur tout. Et plus on connaît les personnes, plus c’est difficile. Ce n’est pas le beau ou le laid qui me fait peur : je crains l’incompréhension du sens de mon travail une fois que la maison s’anime et que l’on y vit. Comme une œuvre vitale qui, mal interprétée, reste amputée, et dont il ne reste que la moitié. Je comprends que l’on puisse changer de place un divan, mais lorsque ce divan a été pensé pour exister d’une certaine façon, dans un ensemble précis, et qu’on le recouvre de satin blanc, alors oui je me mets en colère ! J’ai alors la désagréable impression que l’on a rien compris à ce que je voulais faire. Bien sûr les maisons doivent vivre et je n’ai pas la prétention qu’il suffise d’un coussin déplacé pour abîmer le reste de la maison ! Cependant il faut respecter l’atmosphère initiale. Naturellement il n’existe pas de maison figée, restée telle qu’elle avait été conçue à l’origine. Il m’est ainsi  arrivé de voir de très beaux studioli du XVIe siècle dans des palais de Mantoue et je me demandais toujours pourquoi ils étaient restés si beaux et cependant si angoissants. Puis, lisant différents ouvrages, j’ai compris qu’ils étaient autrefois remplis de splendides collections. Une fois « vidés », ils étaient devenus irrémédiablement tristes. Un intérieur est un tout.

Transformer et faire revivre des maisons déjà existantes
Moi aussi, dans ma jeunesse, j’ai eu envie de dire : « Non, on ne peut plus refaire ce qui a déjà été fait ! » Et je me suis même intéressé à Le Corbusier. Mais j’ai vite réalisé que j’étais plus attiré par Jean-Michel Frank et tout le néobaroque qui gravitait autour de lui à cette époque. J’ai fait toutes mes études d’architecture à Milan. J’ai été l’élève de Gio Ponti. J’ai même construit quelques maisons ensuite. Mais j’ai vite trouvé plus amusant de transformer des maisons déjà existantes. De les faire revivre. À Gênes, ma ville natale, j’avais même pensé après la guerre faire de la restauration. Pour voir justement comment on pouvait faire revivre le passé. Cette ville a été très importante pour moi. J’y ai éprouvé des émotions curieuses, à la fois terribles et magnifiques. J’adorais voir exploser les églises sous les bombes car après, éventrées, elles offraient au soleil tout l’or qu’elles cachaient en temps normal ! C’était déjà mon amour pour les ruines ! J’ai toujours aimé l’architecture. Enfant, j’avais déjà compris l’importance singulière que peut revêtir l’espace d’une pièce dans la vie de quelqu’un. Je me souviens de cette très belle maison que j’habitais à l’âge de treize ans, une maison du XVIIIe siècle avec des stucs. Elle avait en son centre un salon extrêmement haut qui arrivait jusqu’au toit avec des chambres tout autour. Cet énorme salon avait une température particulièrement agréable, fraîche en été et chaude en hiver. Curieusement il était devenu le centre de la vie de la maison  au lieu d’en être la salle de bal. C’était là que l’on passait les meilleurs moments de la journée. Il y avait mon père qui faisait sa gymnastique, ma sœur qui y étudiait le piano et ma mère qui y recevait ses amies. J’y passais des heures qui se transformaient en une succession de petits miracles : au centre pendait un grand lustre de cristal et, au fil de certaines heures, le soleil commençait à illuminer une pendeloque en cristal, puis une autre, puis toutes... Et la salle entière s’embrasait. J’attendais des heures pour assister au spectacle de cette explosion de lumière. Ensuite tout redevenait sombre. Cet épisode m’a aidé à comprendre que l’on ne doit jamais concevoir une pièce comme quelque chose de fixe, de définitif. Les pièces changent selon les heures. Je conçois la maison avant tout comme un refuge. Ce qui est dehors, je préfère le laisser dehors... Et la lumière que j’invente à l’intérieur doit être différente de la lumière naturelle. On dit que je n’aime pas les murs blancs. C’est faux. Je les trouve splendides lorsqu’il s’agit du blanc de chaux que l’on trouve à Naples ! Mais à Milan les murs blancs sont lugubres car il règne dehors une lumière brumeuse. Les murs blancs deviennent des murs de prison. Il faut tenir compte de la lumière et du genius loci de chaque endroit. Malheureusement aujourd’hui on banalise et on uniformise. Un appartement de New York trouve son jumeau à Paris ou à Turin. Une maison de Cortina d’Ampezzo est semblable à une maison de Naples. C’est de la folie pure ! L’architecture doit dépendre avant tout d’une nécessité intérieure. Autrefois les simples maisons de paysans avaient toujours de belles proportions et différaient selon les régions. Le voyage est pour moi une source d’inspiration constante. Ces apports de cultures différentes sont en réalité des transformations, des couches qui se superposent et ainsi se métamorphosent. Cela a toujours été ainsi. Chaque époque a été revisitée avec des yeux neufs. Voyez l’exemple de Pompéi. Ni les « copies » de Raphaël ni les grotesques de la Renaissance ne ressemblent au « style pompéien » du XIXe siècle, et tous ces styles ne correspondent à leur tour en rien à la vraie peinture de Pompéi, si légère, si libre, qu’elle me fait penser plutôt au XVIIIe siècle ! Oui, certains paysages de Pompéi me rappellent le Vénitien Francesco Guardi !
Je déteste les modes. Pendant des années on m’a critiqué parce que je faisais des intérieurs classiques. Peindre ou poser des colonnes était alors considéré comme pire qu’une maladie ! Maintenant on met des colonnes partout et souvent elles sont terriblement laides et de proportions illogiques. J’ai horreur que l’on ne puisse pas faire ce que l’on aime, quand on en a envie. Cette coupure obligatoire entre passé et présent a créé une autocensure et une angoisse très forte chez les gens de ma génération. Aujourd’hui c’est un peu différent. Comme vous le voyez, j’habite dans une atmosphère néogothique, mais j’avoue avoir une nette préférence pour l’art italien comme source d’inspiration. Pour moi, Alberti et sa façade de Santa Maria Novella à Florence, c’est la perfection. Il a réussi à terminer une œuvre sans avoir peur de l’abîmer. Il a atteint l’équilibre.
Le plus beau compliment que l’on puisse me faire sur un intérieur que j’ai créé, est de me dire qu’il semble avoir toujours existé. J’adore raconter cette anecdote : un jour le philosophe Zénon se promenait avec un élève devant le Parthénon. L’élève lui demande s’il trouve le temple beau. Et Zénon lui répond : « Oui, très beau. On dirait qu’il a toujours été là. » J’ai fait de très nombreux décors de théâtre, même si j’ai commencé tard, vers la quarantaine, et cela m’a certainement influencé. Je voudrais en profiter pour rendre un hommage à une personne qui a beaucoup compté dans ma vie, l’artiste décoratrice de théâtre Lila de Nobili, un personnage fondamental. C’est la seule personne avec laquelle je cherche à me comparer. Malheureusement elle est farouche et solitaire, elle ne voit plus personne, et on est en train de l’oublier. Mon style a fait école. Je suis très entouré et j’ai la chance que personne ne m’ait abandonné. Aujourd’hui je m’amuse plus à voir les maisons créées par les personnes de mon équipe, à suivre leurs travaux, à leur donner des conseils, qu’à faire les choses moi-même. Ils sont comme les fruits de ce que j’ai semé. »

Mongiardino, Zeffirelli et Callas

Vers la fin des années 50, Mongiardino se lance dans le théâtre, signant de nombreux décors pour Squarzina à Gènes, Peter Hall à Stratford-upon-Avon ou Menotti à Trieste, Spolète et Venise. Avec Liliana Cavani il travaille sur le film Au delà du bien et du mal. Appelé par le metteur en scène Franco Zeffirelli pour lequel il avait déjà refait la résidence de Positano, il réalise les décors de Tosca montée au Covent Garden de Londres en 1964 avec Maria Callas. Ces décors, considérés par certains comme les plus beaux jamais réalisés pour cet opéra de Puccini, évoquent magistralement le Castel Sant’Angelo et le Palazzo Farnese, particulièrement dans la scène quasi nocturne de la mort de Scarpia où la chanteuse fait revivre avec impétuosité le personnage créé à la scène par Sarah Bernhardt. Lorsque en 1965, ce spectacle est repris à l’Opéra Garnier à Paris, Jacques Longchamp dans Le Monde fait les louanges de ces « décors de Mongiardino dont le réalisme scrupuleux débouche sur le fantastique. » Jean-Victor Boucher

Vente le 11 avril chez Il Ponte, Milan.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°505 du 1 avril 1999, avec le titre suivant : Mongiardino, l’homme qui trompe l’œil

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