Miró

1917-1934, naissance d’une galaxie

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 2004 - 1439 mots

Pour célébrer le vingtième anniversaire de la disparition de Joan Miró, le Centre Pompidou présente des œuvres de la période 1917-1934, celle de l’invention du langage pictural de l’artiste, où transparaît une obsession de laisser libre cours à son imagination.

Un fond bleu brossé à larges coups dans une matière picturale très liquide, une figure blanche aux allures de cerf-volant, un soleil frisé vert, la coupole outremer d’un semblant de parapluie, une ronde en pointillé et un jeu de lignes transversales, La Sieste (ill. 2) compte parmi les plus importants tableaux de Joan Miró. Peint à Paris en 1925, il est l’expression non pas de ce qu’il percevait dans ses rêves – comme le recommandait alors André Breton – mais de la vision décantée d’une scène, bel et bien réelle, que relate avec une grande précision un dessin qui le précède. On y voit une femme drapée, allongée par terre devant une maison avec cadran solaire ; sur la plage, quatre personnages qui dansent en rond la sardane ; les pics des montagnes de Montroig surplombés par un soleil flamboyant. Il est passé midi. La chaleur est écrasante. C’est le temps de la sieste. Le tableau de Miró appartient à une série d’œuvres, peintes entre 1925 et 1928, que Jacques Dupin a désigné du nom de « peintures de rêve » quoiqu’elles procèdent d’une puissante force d’ancrage au réel. Tout Miró est là. La galaxie Miró. Dans cette façon d’un répertoire de signes et de symboles figurés en suspens dans le fond éthéré d’un espace pictural ouvert, à la limite d’un vide.
Né à Barcelone en 1893, mort à Palma de Majorque le jour de Noël en 1983, Joan Miró i Ferrà participe dès son plus jeune âge à toutes les expériences d’avant-garde de son temps. À l’expressionnisme, il emprunte, dans les années 1910, l’exaltation de la couleur et au cubisme l’idée d’une destructuration du sujet, brossant toute une série de portraits et de paysages en 1917-1918 qui en mêle de façon très originale les canons. Son installation à Paris en 1920, où il demeure chaque hiver, retournant en Tarragone familiale l’été, est l’occasion pour lui de s’associer aux recherches des mouvements dada puis surréaliste. Breton, Eluard, Masson, Leiris deviennent ses amis. Animé des mêmes préoccupations qu’eux, Miró cherche en revanche à établir les termes d’une poétique singulière, union de l’imaginaire et du réel, qui lui permette de « s’évader dans l’absolu de la nature ».
Fondamentales dans la mise en œuvre d’un langage pictural qui le singularise, les années 1917-1934 – celles que le Centre Pompidou a retenues pour célébrer le dixième anniversaire de la disparition de l’artiste – sont riches de toutes sortes d’expériences plastiques. Leur relecture est l’occasion de prendre la mesure de protocoles de travail trop souvent ignorés, notamment dans ce rapport dialectique entre la réalité et la fiction. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’art de Joan Miró n’appartient à aucune espèce d’école. Rebelle à toute idéologie, il n’a jamais eu qu’une seule obsession : laisser libre cours à son imagination. S’il a donné ici et là tant dans l’abstraction que dans dada et le surréalisme, il ne s’est rangé sous aucune bannière et son œuvre doit bien plus à cette liberté de mouvement qu’à toute adhésion partisane. D’autant qu’elle s’est volontiers nourrie de modèles issus de mondes très différents.
On n’insistera jamais assez, par exemple, sur l’importance de la culture extrême-orientale dans la démarche de Miró. Elle est fondatrice de la miniaturisation de ses moyens d’expression et du recours à l’arabesque telle qu’il en fait usage dans ces peintures qualifiées par lui-même de « détaillistes », comme le célèbre Potager avec âne de 1918. De son propre aveu, l’artiste n’y laisse aucune place ni à la spontanéité, ni à l’abandon ; tout y est contrôlé, conduit avec un sentiment de « grande modestie ». Si, au soin d’une certaine calligraphie, fait suite chez Miró sous effet cubiste la volonté de consolider ses formes – ainsi de son Autoportrait (ill. 3) de 1919 –, il s’agit surtout pour lui de se servir de la géométrie « comme arme pour tuer la perspective ». Cette formule qui dit l’envie irrésistible du peintre d’en finir avec toute mimesis trouve l’une de ses illustrations les plus innovantes dans La Terre labourée (1923-1924). Tout ce qui pouvait encore appartenir à un registre réaliste – comme dans La Ferme (1921-1922, ill. 4) – y gagne une dimension nouvelle. Si l’un est le développement de l’autre, tout y est cependant opéré selon un mode qui ne distingue plus les éléments entre eux mais les range sous la même enseigne du vivant, de l’organique. Les offrant à voir sous des aspects plastiques complètement nouveaux, tout à la fois informels, fantastiques, incongrus, sortis d’on ne sait quel monde.  « Pour moi, un arbre, dit Miró, ce n’est pas un arbre…, mais une chose humaine, quelqu’un de vivant… un personnage qui parle… C’est l’arbre qui voit et qui entend… »

Réalisme magique et rêve
De cette période dite de « réalisme magique » à celle des « peintures de rêve » – dont La Naissance du monde de 1925, qui donne son titre à l’exposition parisienne –, il y a quelque chose d’un enjambement monumental. D’un saut qualitatif qui a fait basculer l’art de Miró du côté du cosmos. Du côté de la poésie, aussi, au sens quasi épique du terme. De vastes fonds unis, quelques signes épars, des lettres, des chiffres et des pictogrammes, les œuvres de cette époque célèbrent la Peinture, les Étoiles en des sexes d’escargot (ill. 8), un Chien aboyant à la lune, etc. Dans l’immensité sidérale du tableau navigue tout un monde de figures étranges et familières. On s’y pâme dans l’onde. On se laisse emporter dans l’insondable mystère de la création.
« …Par la grâce d’un vol de papillons arc en ciel musical yeux qui tombent comme une pluie de lyres échelle pour s’évader du dégoût de la vie balle qui cogne le plancher drame écœurant de la réalité musique d’une guitare étoiles filantes qui traversent l’espace bleu pour aller s’épingler sur le corps de ma brune qui plonge dans l’Océan phosphorescent en décrivant un cercle lumineux… » Brutalement extrait d’un texte publié en 1939 dans la revue Verve, ce passage dit bien ce qu’il en est du monde incroyable qu’est celui de Miró. Mots et images s’y choquent et s’y entrechoquent. Il n’est jamais question de désigner mais d’évoquer. Miró suggère toutes sortes d’associations d’idées et d’images, jamais il ne les illustre.
Tout procède chez lui d’un fantastique travail de décantation, d’un véritable laminage du réel. Comme s’il ne voulait en conserver que la substantifique moelle : un timbre coloré, le contour d’une forme, le rapport harmonique entre l’un et l’autre ; ici un son, là une tache, ailleurs une tension. Toutefois, fin des années 1920-début des années 1930, les œuvres de Miró témoignent d’une proximité renouvelée avec la réalité. L’artiste recourt alors à l’emploi tantôt d’images référentielles – cartes postales et gravures anciennes, pages de catalogues, etc. – lui servant à faire des collages qu’il transpose en peinture, tantôt de matériaux rudimentaires – corde, carton, objets, etc. – qu’il bricole tant en surface qu’en volume. La reproduction du Joueur de luth de Maertensz de 1661 devient ainsi le prétexte à un Intérieur hollandais (1928) pour le moins inattendu où tout se bouscule dans une joyeuse composition colorée. Trous, griffures, intrusions de matériaux triviaux comme le papier de verre ou de velours, l’isorel ou le feutre, coupes approximatives du papier, arrangements d’objets de récupération, Miró multiplie les Dessins-Collages, les Collages-Peintures, les Constructions (ill. 14), les assemblages, en quête d’insolite. Ailleurs, ses peintures s’animent de formes que l’on pourrait croire totalement inventées alors même qu’elles sont déduites de collages faits d’éléments aussi surprenants que des pièces d’outillage ou autres formes mécaniques. Miró en exploite la forme extérieure pour organiser des compositions de figures flottantes dont l’allure organique puise au plus étrange d’un monde intérieur. Comme en témoigne cette Peinture (Figures rythmiques) de 1934, dont la dimension cosmique corrobore que c’est bien là son échelle. D’ailleurs, si Miró déclare travailler « comme un jardinier », il en est un en effet, de l’espace et de la couleur. Parce que tout ce qu’il a essayé de faire a toujours été d’« atteindre l’universel ».

L'exposition

« Joan Miró 1917-1934 – La naissance du monde », a lieu du 3 mars au 28 juin, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h, les jeudis jusqu’à 23 h. Tarifs : 9 et 7 euros. PARIS, Centre Pompidou, place Pompidou, IVe, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Miró

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque