À l’occasion de la XIXe Biennale des Antiquaires de Paris – au Carrousel du Louvre du 18 septembre au 4 octobre – L’Œil a interrogé quelques collectionneurs passionnés. Qu’ils aiment la sculpture ancienne, les tableaux XIXe ou le mobilier Art nouveau, ils expliquent le pourquoi et le comment de leurs aimables mais parfois coûteuses “folies“.
Dans son essai sur les Collectionneurs, amateurs et curieux, Krzysztof Pomian s’enquiert dès les premières lignes d’une définition de l’objet de son étude. Qu’est ce qu’un collectionneur ? “Un maniaque inoffensif, dit-il, qui passe son temps à classer des timbres-poste, à épingler les papillons ou à se délecter de gravures érotiques. Ou bien, au contraire, un spéculateur avisé qui, prétextant l’amour de l’art, achète à bas prix les chefs-d’œuvre pour les revendre avec de fabuleux profits. Ou encore un monsieur de la bonne société, héritier, avec un château et des meubles d’époque, d’une collection de tableaux dont il laisse admirer les plus beaux sur les pages glacées des magazines chics.“ Au delà de ces trois portraits-charge, il faut chercher d’autres définitions de cette espèce curieuse qu’est le collectionneur car il y a mille et une façons de collectionner.
En plus du maniaque, du spéculateur et de l’héritier chers à Pomian, il y a le collectionneur-amateur qui chine, fouille, fait des recherches. Il y a le collectionneur-esthète qui ne voit une œuvre d’art que pour sa ligne, son “rapport à l’espace intérieur”. Il y a le collectionneur-décorateur qui ne voit les œuvres d’art que noyées dans un ensemble et participant soit à une reconstitution historique de type néotroubadour, soit à un décor style négligé-chic. Il y a le collectionneur-fétichiste, monomaniaque et souvent obsessionnel, qui s’est fixé un champ d’action et n’achète rien en dehors de ce périmètre sacré. Il y a le collectionneur-curieux qui cherche l’objet original tout droit sorti d’une Wunderkammer princière. Il y a le collectionneur-mercenaire, celui qui traque, pour ses commanditaires, l’ensemble rare, négligé par les autres. Et puis, il y a le collectionneur-conservateur achetant des œuvres de “qualité musées” à seule fin d’ouvrir un jour un lieu digne de porter le nom de celui qui les a rassemblées.
Frank Arts, collectionneur-amateur
Ce jour là, il était à Paris pour l’inauguration du nouvel espace de l’un de ses amis marchands. Au beau milieu de la galerie trônait une tête romaine ourlée de boucles régulières, un portrait du bel Antinoüs, le favori d’Hadrien. De cette sculpture émanait un rayonnement étrange, une vitalité radieuse. “C’est l’énergie contenue dans une œuvre en trois dimensions qui m’attire“, avoue Frank Arts, un collectionneur belge qui n’achète que des sculptures. “Je suis né dans une maison peuplée d’œuvres anciennes, avec des statues du Moyen Âge. J’aime les pièces fortes et pas seulement belles. Un jour, j’ai voulu placer chez moi un équipement stéréophonique à proximité d’un dragon chinois du Xe siècle. L’installateur venu faire les tests m’a avoué avoir dû changer les enceintes de place à cause de la trop grande charge, le trop plein d’énergie qui émanait de cette pièce ancienne.” Pour cet homme de la finance, qui a développé un département Art au sein de Paribas Belgique, le coup de foudre pour le sud-est asiatique s’est fait par hasard, au cours d’un voyage en Chine. Ce qui au départ ne semblait qu’un choc visuel, s’est transformé en recherche. Frank Arts lit tout ce qui touche à son nouveau domaine de prédilection, visite les marchands spécialisés du monde entier, se constitue une bibliothèque spécialisée sur la sculpture extrême-orientale. Il étudie même le bouddhisme. “Cette sculpture me rend calme. Et puis elle me permet de m’évader du milieu financier. Le point commun à toutes les œuvres qui sont chez moi, c’est qu’elles sont religieuses, possèdent un contenu spirituel, une force intérieure. Pas question de les cantonner par époques ou par provenance géographique. Elles doivent dialoguer entre elles.” C’est ainsi que la maison de Frank Arts ressemble à un cabinet de curiosités à nul autre pareil. Dans l’entrée, un cabinet anversois abrite un cavalier chinois. Devant une tapisserie Mille fleurs, une chimère chinoise semble narguer ses consœurs perdues dans une végétation luxuriante. “Et lorsque l’un de mes amis m’interroge sur cet accrochage si personnel, je me plais à lui expliquer les relations formelles entre les objets et à lui faire découvrir que la sculpture placée sur cette table florentine et qu’il croyait de la Renaissance, date en fait de la période des Han ou des T’ang.“
Pierre Bergé, collectionneur-conservateur
Que ce soit à Deauville, à Marrakech où il possède la Villa Majorelle, ou dans son appartement parisien, Pierre Bergé vit entouré de ses objets d’art qu’il amasse patiemment depuis vingt ans. “Ces collections nous les avons faites à deux, Yves Saint-Laurent et moi. Nous n’avons pas commencé avant 1975 car nous avions une exigence de qualité. Il nous fallait donc avoir suffisamment d’argent pour pouvoir acheter des pièces de haut niveau. Nous possédons un fonds Art déco important avec des meubles provenant de la collection Jacques Doucet : un cabinet d’Eileen Gray, deux banquettes de Miklos, un fauteuil nègre de Legrain... Nous avons également une collection d’émaux, de l’orfèvrerie d’Augsbourg, des œuvres du XXe siècle comme des Mondrian, Brancusi, Chirico... que nous faisons volontiers circuler.” Mais comment le PDG d’Yves Saint-Laurent conçoit-il le fait de collectionner ? “La passion de la collection est déjà en soi une chose merveilleuse. Elle force le respect. Sans vouloir donner à cet entretien un tour trop prétentieux, je dois dire que je fais une collection très exigeante. Quand j’achète un Picasso, c’est un tableau cubiste que je veux, car je sais ce que j’aime dans l’œuvre de Picasso.” Mais il est temps d’aborder l’épineuse question du devenir de toutes ces œuvres de qualité muséale. Surtout lorsqu’on se souvient de l’esclandre lié à la récente donation d’Yves Saint-Laurent à la National Gallery de Londres au grand dam des musées français. “Nous voudrions faire une fondation avec nos œuvres mais vous savez que je ne suis pas au mieux avec la France. L’idée de cette fondation serait de réunir nos œuvres d’art et les créations d’Yves Saint-Laurent car nous avons conservé toutes les archives de la maison. À La Villette, nous avons une équipe qui classe les quelque cinq mille robes et dix mille objets. Une fondation qui expliquerait en quelque sorte d’où vient l’argent et où va l’argent.”
John E. Buchanan Jr., collectionneur-mercenaire
À relire les mémoires du marchand de tableaux René Gimpel – il faut toujours relire les mémoires des marchands – Jean-Louis Forain apparaît comme un peintre à la production variée, loin de l’image traditionnelle d’un artiste impressionniste ayant trop regardé Degas. “Au milieu de la pièce, écrit Gimpel en 1920, sur le sol, une bande de linoléum, et dessus, le chevalet sur lequel il peint et présente ses tableaux : une Bethsabée proxénète, des danseuses, un abonné de l’Opéra soupesant un rat, des scènes de cours de justice, un avocat dévorant de possession sa cliente inquiète, des scènes de guerre, des ruines... Encore plusieurs autres nus. Maintenant c’est le tour des dessins, des sanguines sur du papier rose, des lignes qui expirent sur le sein pour le laisser respirer, une souplesse d’artiste-chat...” John E. Buchanan Jr., directeur de la Dixon Gallery de Memphis, avait-il relu ce texte émouvant avant de se lancer dans l’acquisition de cet ensemble stupéfiant d’œuvres de Forain, cinquante-huit dessins, aquarelles, peintures et eaux-fortes ? Achat original pour un conservateur qui change ainsi, en un seul achat, l’orientation de son musée : “La Dixon Gallery avait une collection importante de tableaux impressionnistes. Des Monet, Pissarro ou Cézanne acquis avec l’aide de John Rewald. En tant que directeur du musée, je voulais étoffer le point fort du musée par l’achat d’un Monet. J’avais environ deux millions de dollars, ce qui ne me permettait pas d’obtenir une œuvre de premier plan. En 1991, j’avais acheté la Femme à l’éventail de Forain chez un marchand new-yorkais. L’année suivante, à la Biennale des Antiquaires, j’ai rencontré deux marchands parisiens qui avaient rassemblé en une dizaine d’années toutes ces œuvres. Ils voulaient monter une exposition monographique dans leur galerie de la rue de Miromesnil. Pour le prix d’un Monet, j’ai donc acheté tous les Forain. Il nous a fallu tout de même une année de tractations et l’aide de quatre familles de Memphis pour réussir cet achat. Par celui-ci, la Dixon Gallery est devenue le véritable dépositaire, au plan international, de l’œuvre de cet artiste, le lieu de référence. Si j’avais eu le temps, mais j’ai quitté la Dixon Gallery en 1994, j’aurais aimé compléter cet ensemble par des œuvres plus tardives qui auraient donné un panorama complet du travail de Forain.” Quand on est directeur de musée, le jeu des mutations peut en effet vous obliger à vous séparer des collections patiemment rassemblées. Pour John E. Buchanan Jr., aujourd’hui à la tête du Portland Museum of Art dans l’Orégon, “le plus ancien musée de la côte ouest “, les Forain sont loin mais il y pense toujours. “J’ai l’intention de les exposer bientôt à Portland et puis je continue à influencer les collectionneurs locaux dans leurs achats. Ainsi cet hiver un portrait à l’huile et un pastel de danseuse de Forain ont rejoint certaines collections locales. Peut-être un jour viendront-ils renforcer les collections du musée ? ”
Pierre Chalençon, collectionneur-fétichiste
Au vu de l’immeuble béton-crépi blanc-plafond bas-années 70, on peut s’interroger sur la présence réelle d’une collection napoléonienne en ses murs. Pourtant pas d’erreur. Sur l’interphone figure bien le nom de Chalençon. Ici se cache une dynastie de collectionneurs-fétichistes. Du grand-père, bibliophile tourneboulé par l’histoire impériale, au père, amateur de “militaria” du début du XIXe, au fils Pierre, 27 ans, grand collectionneur devant l’Éternel. Les antécédents sont évidents. Comment échapper à la monumentale figure du Petit caporal lorsque, enfant, vous êtes cerné d’ouvrages frappés aux armes de Napoléon ? Adolescent, Pierre tombe sur une bande-dessinée relatant l’épopée napoléonienne. Il est séduit par le personnage principal. Tous les dimanches, il entraîne ses parents aux Invalides ou à La Malmaison. Quelques années plus tard, il se lance lui aussi dans la monomanie familiale, mais choisit de se consacrer plus particulièrement aux objets ayant appartenu à son héros. À dix-sept ans, premier achat important. Pour avoir une lettre de Napoléon annonçant la victoire d’Iéna, il sacrifie toutes ses économies et vend même son scooter pour empocher le manuscrit. “Ma collection a commencé avec des œuvres sur papier. Elles étaient à l’époque encore accessibles mais aujourd’hui, depuis que Bill Gates s’est mis à tout rafler sur le marché, les prix ont terriblement monté.” Sur les murs, sur les tables, dans tous les recoins de l’appartement surgit l’image de l’Empereur : gravé, dessiné, peint mais aussi en biscuit, en miniature de plomb. Pour retrouver une atmosphère Empire, Pierre Charençon a posé dans un coin un lit pliant du maréchal Davout, sur lequel il a jeté des peaux de léopard dénichées à Drouot et, détail amusant car notre collectionneur ne manque pas d’humour, quelques coussins recouverts de peau de panthère synthétique. Sur son bureau, un savant empilement de maroquins rouges voisine avec une boîte à jeux de Biennais garnie de ses jetons d’origine et un glaive en bronze doré et vermeil. “Je l’ai trouvé à la dernière Biennale des Antiquaires, sur le stand d’un marchand spécialisé en armures et souvenirs historiques. Sans même lui dire bonjour, je me suis rué sur cet objet fabuleux. C’était le glaive du sacre dessiné par David et exécuté par Boutet. Il était pour moi et devait entrer dans ma collection.” Il est impressionnant de voir en un si petit espace autant de pièces importantes : le caleçon de Napoléon à Sainte-Hélène, son dernier madras, sa cravate, une tabatière pleine de mèches de cheveux, la bague en diamant commandée par l’Empereur à l’orfèvre Nitot et récemment présentée à l’exposition Chaumet au musée Carnavalet. “L’un de mes objets les plus précieux est sans doute la manche de l’habit du Premier Consul. Ce costume figure dans de nombreux tableaux d’Ingres ou de Gros mais a disparu. Il n’en reste plus que cette manche, qui avait été changée après avoir été tâchée lors d’un repas. Et puis cette pétition des artistes demandant à Napoléon une aide pour la gravure. Elle est signée des plus grands noms : Fragonard, David, Redouté, Gérard, Moitte ou Carle Vernet.” À la question de savoir comment sa collection a pu être constituée en à peine dix ans, Pierre Chalençon répond : “Je travaille dans le marketing agro-alimentaire et dépense tout mon salaire dans mes acquisitions. Un collectionneur doit dépenser au-dessus de ses moyens, sinon sa collection ne progressera pas.”
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°499 du 1 septembre 1998, avec le titre suivant : Mille et une façons de collectionner