Michael Cimino Big Jane, c’est moi

L'ŒIL

Le 1 février 2002 - 1420 mots

Rencontre avec Michael Cimino, réalisateur de Voyage au bout de l’enfer, L’Année du dragon, Sunchaser et auteur d’un premier moman, Big Jane. Il prépare actuellement son prochain film, une adaptation
de La Condition humaine d’André Malraux.

Avant de vous consacrer au cinéma, vous avez d’abord suivi des études artistiques. Pourriez-vous parler de cette expérience ?
Ce n’était pas véritablement une expérience. C’était ma vie avant que je ne sois séduit par le cinéma. J’ai commencé par étudier l’architecture, le design et les beaux-arts. Mais je ne suis pas le genre de cinéastes qui s’y réfèrent continuellement et la plupart de mes influences proviennent plutôt de la peinture, de l’architecture ou de la littérature. Je ne pourrais pas dire en quoi consistent précisément ces influences, car c’est probablement une influence ténue qui travaille en moi de manière immédiate sans que j’en sois conscient. Certes, j’ai étudié le dessin, la peinture ou encore la couleur dans ce qui était sans doute le meilleur cours sur le sujet, puisque c’était celui de Josef Albers, l’auteur de L’Interaction des couleurs. Toutefois, ce serait un cliché que d’affirmer avoir appris à utiliser la couleur au cinéma parce que j’ai suivi des cours sur la couleur à Yale et il faut sans doute être extérieur à mon travail pour s’en apercevoir car j’ai moi-même du mal à saisir les connexions. Je peux cependant mentionner certains des peintres que j’aime comme Degas, notamment ses esquisses et ses lithographies, ou Van Gogh. Lorsque j’ai fait mon premier voyage dans le Sud de la France, je me suis rendu volontairement sur les lieux que ce dernier a peints, parce que je voulais me rendre compte à quel point ses paysages étaient exagérés. Et j’ai eu un choc, car ces endroits étaient comme les peintures. J’aime aussi des peintres comme Eakins, Hopper, Whistler, Turner, Kandinsky, David, De Kooning ou Magritte. Je ne cherche pas à copier ce que font les peintres mais à trouver ma propre image, mes propres visions de l’Amérique, des villes ou des montagnes. En définitive, l’influence des arts plastiques est plus visible dans ce que je suis que dans ce que je fais.

Dans votre roman, Big Jane, on est surpris par les citations tirées du Don Quichotte de Cervantes ayant trait à l’amour. Quel rôle jouent-elles exactement ?
On pourrait discerner dans mon roman des parallèles entre la quête de Don Quichotte et celle du personnage de Big Jane, mais cela n’est aucunement mon but. Don Quichotte est un livre sur l’amour. Don Quichotte est peut-être fou mais il aime. Et ce n’est pas de la folie que d’aimer. Il aime pour de vrai, passionnément. Le propos de ces citations est de donner le ton du chapitre qui suivra et, en ce sens, on saisit mieux leur articulation si on lit le roman d’une traite. Mais si vous lisez ces citations indépendamment de leur enchaînement, elles vous replongent aussitôt dans le mouvement de Big Jane. La différence la plus évidente entre ce roman et Don Quichotte est que ce dernier ouvrage parle des personnages sur lesquels Arioste a déjà écrit. Il y est question de légendes, de romans de chevalerie, d’histoires imaginaires et de fictions provenant d’autres romans. Les personnages sont très différents de ceux de Billy et de Jane essentiellement parce qu’ils ne se réfèrent jamais au passé et si Quichotte se compare continuellement à d’autres chevaliers, eux ne se comparent à personne. Billy et Jane vivent réellement ce qui est raconté, ils se trouvent dans la réalité et non dans un monde imaginaire. Une réalité qui pourrait être celle d’aujourd’hui car à part la date donnée dès la première phrase du roman, 1951, leur histoire pourrait se passer de nos jours. Dans Big Jane, une relative absence d’images narrées donne également cette impression. Cela est dû au fait que l’on suit les personnages, que l’on est avec eux. Le reste est immatériel. Ce qui était exactement mon intention.

Vous accordez, en effet, une extrême importance à la notion de « personnage ».
De manière générale, je m’intéresse à la problématique du personnage. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime énormément Vladimir Nabokov, notamment ses essais. En ce qui concerne l’aspect fictionnel de ce premier roman, j’avais d’abord pensé qu’il existait une grande différence entre la narration littéraire, la narration cinématographique ou théâtrale, mais il existe en fait beaucoup de similitudes. Quelle que soit l’élégance d’une mise en scène, la beauté d’un film ou d’une pièce de théâtre, tout cela est immatériel si l’on ne s’attache pas aux personnages. De ce point de vue, tout écrit est une dramatisation. C’est une des choses qui rend difficile l’adaptation cinématographique du livre de Malraux, La Condition humaine, car nous avons affaire à un écrivain philosophe. Il travaille autant sur la philosophie de l’amour, des relations entre les hommes et les femmes qu’il raconte une histoire fictive. Il faut alors faire comme si l’on adaptait un philosophe, Cicéron par exemple. La chose est ardue car cela ne relève pas de la fiction ordinaire. Pour ce qui est de Big Jane, en dépit des importantes différences avec le cinéma, je voulais, comme dans un film, emmener le spectateur et lui faire oublier qu’il regarde simplement quelque chose qui est projeté sur un mur plat, lui faire traverser ce mur et qu’il soit accompagné par les personnages. Et une fois qu’il a fini de regarder, et en l’occurrence de lire, qu’il ne dise pas « Ah ! quel bon film ! » mais « Ces gens sont vraiment intéressants ! », et qu’il en parle comme de personnes vivantes. Le plus important pour moi est d’être en présence de personnages que l’on puisse appréhender comme de véritables personnes. De ce fait, Big Jane comporte peu de descriptions, car ce sont les actions et les dialogues des personnages qui conduisent et construisent l’histoire, et non pas moi. Je pense que chaque personnage possède sa voix propre et c’est sans doute la chose la plus difficile à accomplir car dans toute écriture il s’agit de donner sa sonorité singulière au personnage et d’éviter l’uniformisation de la langue. Chacun s’exprime différemment malgré cette même langue, mais cela reste singulier dans la mesure où chacun possède des tics de langage et de geste. Trouver une voix pour un personnage précis et la tenir jusqu’au bout du récit est un travail de longue haleine. Flaubert, Tolstoï ou Nabokov l’ont fait admirablement.

Pourquoi avoir choisi de situer l’histoire de Big Jane au début des années 50 ?
C’est une période où l’Amérique se transforme considérablement. Juste après la Seconde Guerre mondiale, nous avons perdu plus d’hommes en Corée pendant les trois ans qu’à duré la guerre que pendant les quinze ans de la guerre du Vietnam. Et c’est le commencement d’une nouvelle Amérique, c’est le début de ce que les Américains sont devenus et de ce qu’ils sont actuellement, et notamment de ce que sont devenues les femmes américaines. Il est aisé, aujourd’hui, de trouver un grand nombre de Big Jane, mais il a bien fallu commencer. Je crois que cette genèse date des années 50. C’est à cette époque que les 450 infirmières qui étaient sur le front en Corée, comme Big Jane, ont dû se battre pour survivre. Mais ce n’était pas comme dans le film Mash, qui est imaginaire. Elles furent jetées dans le combat. En fait, ce fut le commencement de la femme américaine moderne. Cela peut sembler étrange, mais la Corée du Sud elle-même, qui était largement sous la domination japonaise, est devenue libre grâce à deux choses : l’église méthodiste et le mouvement des femmes pour le droit au vote. C’est en grande partie grâce à l’émergence de ces mouvements féministes que la Corée a pu se réaffirmer comme nation. C’est une sorte de double ironie. Pour en revenir à Big Jane, c’est la première fois dans mon travail, et dans un roman qui plus est, que le personnage principal est une femme. Pour moi, ce fut un défi de créer ce personnage féminin. Thomas Wolfe a dit, je crois, que l’écriture consiste à rassembler ses propres expériences et à les étoffer par le talent, mais en recourant à vos véritables expériences de l’existence. Je me suis confronté à cela avec le personnage de Big Jane, et d’une certaine manière, je pourrais reprendre le mot de Flaubert en disant que « Big Jane, c’est moi ».

- A lire : Michael Cimino, Big Jane, éd. Gallimard, 2001, 15 e prix de la critique littéraire du Festival du film américain de Deauville.

Le livre
Michael Cimino, Big Jane, éd. Gallimard, Paris, 2001, 15 euros. Prix de la critique littéraire du Festival américain de Deauville.
Filmographie
1974 : Le Canardeur, 1978 : Voyage au bout de l’enfer, 1980 : La Porte du Paradis, 1985 : L’Année du dragon, 1986 : Le Sicilien, 1990 : Desperate Hours (Les Otages), 1996 : Sunchaser.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°533 du 1 février 2002, avec le titre suivant : Michael Cimino Big Jane, c’est moi

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