Explorant l’ambiguïté visuelle ou le piège illusionniste, un livre publié aux éditions Hazan envisage « l’image double », ses sortilèges comme ses paradoxes. Profuse, cette publication hybride perd en cohérence. Dommage.
Nous l’avons ici souvent écrit, et réécrit. Rares sont les publications à n’être pas adossées à des événements. Et pour cause : bien qu’elles soient éphémères, les expositions enfantent des chiffres parfois considérables ; parce qu’elles sont périssables, les célébrations calendaires suscitent des projets souvent ambitieux. Autant dire, donc, que les éditeurs guettent avidement l’occasion et fixent sans discontinuer le baromètre tyrannique de l’actualité.
Partant, il est salutaire d’enregistrer la naissance de livres qui, émancipés du seul événement, proposent une réflexion singulière, peut-être marginale, laquelle réclame inévitablement un temps long – celui de la lecture, de l’analyse et du discernement. Le présent ouvrage est de ceux-là puisque, sous la direction d’un trio prestigieux – Michel Weemans, Dario Gamboni et Jean-Hubert Martin –, il ambitionne de nous entraîner « dans le mystère du visible ». Sa note programmatique, en quatrième de couverture, est en effet éloquente : « À travers une centaine d’exemples sont révélées les manières dont les artistes ont exploité les possibilités formelles et sémantiques de l’image multiple. »
Soin
De format presque carré (22 x 25 cm), ce livre joliment relié abrite, en couverture, le détail d’une œuvre emblématique de l’image double, Les Jours gigantesques (1928), cette toile par laquelle René Magritte fusionne un homme et une femme en un même personnage, et parvient à faire d’une « tentative de viol » une image visuellement menaçante, car violemment indistincte.
Les illustrations, au nombre de deux cents, permettent de mesurer combien Hans Memling, Jasper Johns ou Félix Vallotton surent composer des images éminemment troubles et troublantes, pétrifiées et pétrifiantes. Du reste, la photogravure est de qualité et les détails nombreux : hormis quelques flous dommageables – ainsi le Paysage avec figures (vers 1660) de Salvator Rosa –, les éditions Hazan se distinguent à nouveau par leur discipline et leur savoir-faire iconographiques. La bibliographie est importante et l’index opportun. Tout y est. Sauf que.
Érudition
Le livre s’ouvre par quatre essais d’une grande ampleur textuelle et intellectuelle : Michel Weemans discute des multiples niveaux de sens des œuvres flamandes (« L’image double, piège et révélateur du visible ») ; Dario Gamboni étudie doctement les questions optiques et cognitives que supposent des images ainsi sophistiquées, déjouant la vraisemblance comme l’identité (« Ambiguïté visuelle et interprétation ») ; par sa contribution qui vaut pour note d’intention (« Permanence et enjeux de la double image »), Jean-Hubert Martin montre l’étendue d’un tel sujet et, convoquant des œuvres signées Pablo Picasso (Pain et coupe de fruits sur une table, 1909) ou issues de Guinée (Elek), propose une typologie efficiente ; d’une érudition presque hermétique, l’investigation de Michael Barry examine sur quelque quarante pages richement illustrées « La double image en peinture persane et indienne ».
Remarquables, ces essais auraient presque suffi à faire ouvrage. Or leur succèdent une centaine de notices d’œuvres qui érodent la logique souveraine du projet : signé de vingt-cinq noms différents, cet album intitulé « Diplopies » balaie toutes les époques et toutes les latitudes, de la XVIIIe dynastie égyptienne à Mark Tansey, de l’incontournable Jardin des délices (vers 1500) de Jérôme Bosch à l’inattendu Vase en forme de souche de Paul Gauguin (vers 1887-1888).
Organisé selon une chronologie, et non une taxinomie, cet album n’est aucunement susceptible d’introduire de l’ordre dans l’ébouriffante hétérogénéité formelle des « images doubles ». Aussi le lecteur est-il condamné à feuilleter ce corpus imagé ainsi que l’on regarde un herbier, en misant sur le hasard ou sur la curiosité, jamais sur le sens. De l’art de diluer l’unité d’un livre et d’abâtardir sa cohérence foncière.
Hybridation
Une image ne saurait être purement et simplement illusionniste. L’esthétique, la phénoménologie ou la politique le savent : elle en dit bien plus. Double, l’image exacerbe donc la question centrale « Que voit-on exactement ? » ou la vitupération feinte de Daniel Arasse – On n’y voit rien (Denoël, 2000).
Somme érudite et abécédaire de l’acrobatie optique, cet ouvrage hybride manque quelque peu la cible. Par ailleurs, le lecteur, s’il n’a pas la mémoire courte, se souviendra que le Grand Palais hébergea en 2009 une exposition baptisée « Une image peut en cacher une autre ». Séminale, cette exposition eut pour commissaires les trois directeurs de la présente publication et, aux éditions de la RMN, un catalogue aujourd’hui épuisé. La chose est presque passée sous silence, or n’imposait-elle pas un projet, si ce n’est plus fouillé, moins dispersé, ce que prescrit le prix particulièrement élevé de ce livre… double ?
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Voir double, pièges et révélations du visible
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°697 du 1 janvier 2017, avec le titre suivant : Voir double, pièges et révélations du visible