Buffon était péremptoire : « La girafe, écrivait-il, est un des premiers, des plus beaux, des plus grands animaux, et qui, sans être nuisible, est en même temps l’un des plus inutiles. La disproportion énorme de ses jambes, dont celles de devant sont une fois plus longues que celles de derrière, fait obstacle à l’exercice de ses forces ; son corps n’a point d’assiette, sa démarche est vacillante... »
À vrai dire, notre naturaliste national n’avait aucune connaissance directe de cette bête, car aucune, en son temps, n’était encore parvenue vivante en France. L’histoire du premier spécimen qui y fut conduit remonte à Charles X. Olivier Lebleu restitue cet épisode dans un joli livre : son texte est spirituel et son iconographie délicieuse. La girafe qu’on appela Zarafa fut un cadeau au roi de France du pacha d’Égypte, Méhémet-Ali. On l’amena en bateau jusqu’à Marseille, en octobre 1826, accompagnée de trois vaches destinées à lui fournir le lait nécessaire. Pour qu’elle gagnât ensuite Paris, où l’attendait impatiemment le Muséum d’histoire naturelle, on dut, faute d’un moyen de transport à sa taille, la faire marcher tout le chemin, au centre d’un cortège qui appela partout, par son étrangeté, la curiosité des foules. Le célèbre Geoffroy Saint-Hilaire, éminent professeur de Sciences naturelles, dépêché par son ministre, l’accompagna d’un bout à l’autre, éperdu d’angoisse à l’idée qu’il pourrait la perdre. Heureusement, l’animal était vigoureux autant que curieux, docile autant qu’élégant. Zarafa, entourée de soins attentifs, parvint dans la capitale le 30 juin 1827, après quarante-deux jours de voyage, acclamée de toutes parts et douillettement logée au Jardin des plantes. Elle y vécut jusqu’ l’âge de vingt et un ans, conformément à la norme naturelle, et mourut paisiblement, sous Louis- Philippe, le 12 janvier 1845.
« Girafomania »
Lors de son apparition, une « girafomania » débridée saisit le pays. « Rien n’est changé en France si ce n’est qu’il s’y trouve une grande bête de plus », s’écriat- on dans l’opposition aux Bourbons. La police des journaux veillant, il fallut attendre la Monarchie de Juillet pour que le souverain suivant fût caricaturé en girafe au long cou. Mais dès son arrivée, Zarafa fit naître une floraison d’art populaire – du plus touchant au plus farfelu – qu’on trouve offerte dans ces pages. Gravures et estampes, où le dessin évolue peu à peu du fabuleux au réalisme, mais aussi une quantité de vases, de médailles, d’encriers, d’assiettes en faïence, de chaufferettes, d’éventails, de couteaux de poche et jusqu’à des fers à repasser – tout un plaisant bric-à-brac. Je recommande aux futurs collectionneurs un porte cure-dents en porcelaine qui dut faire les beaux jours d’une table bourgeoise. Gageons que le lecteur se plaira à rêver aux dévergondages de la mode, prompte à investir, alors, comme aujourd’hui, toute communion momentanée des sensibilités. Futile parce que provisoire, mais révélatrice parce qu’incontrôlée. Et laissant derrière elle les traces frustes et charmantes des rêves d’une saison.
Arléa, 206 p., 45 euros, ISBN 2-86959-754-1
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Une girafe et la France
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°250 du 5 janvier 2007, avec le titre suivant : Une girafe et la France