Livre

Ambroise Tézenas

Tourisme de la désolation

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 15 avril 2015 - 757 mots

Depuis une dizaine d’années, la barbarie humaine et les drames naturels donnent lieu à un tourisme noir, avec ses tour-opérateurs et ses professionnels du voyage. Le photographe Ambroise Tézenas leur consacre un livre sublime chez Actes Sud.

S'il est une image qui résume les autres, c’est peut-être celle-ci : un groupe d’une quarantaine de touristes, probablement chinois, sourit docilement aux consignes de trois photographes. Derrière lui, en guise de décor, aucun Grand Canal, aucune tour Eiffel, mais les ruines d’un bâtiment effondré lors du tremblement de terre qui frappa la province du Sichuan, le 12 mai 2008. Image troublante où les visiteurs sont devenus des touristes, sac à dos sur l’épaule, appareil photo en bandoulière, bien décidés à immortaliser ces instants volés à la mort, aux morts. Pose sans recueillement, pause sans mémoire. Le monde, comme un réservoir d’images fortes et de sensations faciles. Et ces deux chats placides, l’un roux et l’autre noir, attendant leur obole, certainement habitués à voir défiler les cars et à négocier leurs miettes, comme les pigeons de la place Saint-Marc ou du Champ-de-Mars…

Sobriété
Publié par Actes Sud, cet ouvrage relié se distingue par sa sobriété et son élégance, de celles qui caractérisent invariablement les éditions arlésiennes. Sa première et sa quatrième de couverture illustrent toutes deux la catastrophe sichuanaise, dont les dégâts irréversibles offrent des images pour le moins édifiantes. Son format, ni trop modeste ni trop encombrant (30 x 24,5 cm), rend justice au médium photographique et permet de consulter aisément les deux cents pages sur papier glacé.
Le livre se déploie simplement : à la brève note d’intention d’Ambroise Tézenas, succèdent, dans l’ordre, un précieux avertissement au lecteur, une séquence photographique consacrée à Auschwitz, un remarquable essai signé de John J. Lennon, universitaire anglais spécialiste du tourisme noir, onze chapitres comme autant de reportages sur les lieux du crime et du mal, des éléments biographiques puis des remerciements. Autant dire, donc, que le texte est réduit à sa portion congrue, ce qui n’altère en rien, bien au contraire, la puissance d’un livre conçu comme un gigantesque imagier anthropologique. Irréprochable.

Désolation
Les douze reportages photographiques, inégaux par leur taille, ont été réalisés aussi bien à Auschwitz qu’à Oradour-sur-Glane, à Dallas qu’à Tchernobyl, au Rwanda qu’au Sichuan, en de nombreuses contrées dont les noms sont devenus métonymiques du Drame majuscule – une faille nucléaire, un assassinat inoubliable, une barbarie immonde, un déchaînement naturel. Mais ce n’est pas tout : Ambroise Tézenas a également sélectionné des lieux plus méconnus, moins iconiques, lesquels constituent toutefois des espaces particulièrement éloquents – ici le parc Grutas, en Lituanie, conçu comme une critique idéologique du communisme, avec ses jonchées de portraits de Lénine et ses pièces d’artillerie reléguées au rang de jeux pour enfants, là le Musée de la résistance de Mleeta, au Liban, destiné à célébré la pugnacité des moudjahidines face à l’envahisseur israélien. Qu’elles montrent des écoliers jouant aux condamnés grâce à des « animations interactives », comme dans cette prison lettone, qu’elles offrent la vue d’une douleur spectacularisée, au nom de laquelle peuvent s’empiler des crânes et se conserver des voitures calcinées, toutes ces images disent la même obscénité d’un tourisme de la désolation, certes, mais aussi et surtout de la désolation du tourisme. Ad libitum.

Sociologie
Venir sur les pas du mal observer une barbarie passée, et comme taxidermisée, telle est la fascination de ces curieux venus s’offrir un frisson, de ce monde qui, au nom du « devoir de mémoire », vient laver sa conscience auprès de ces bains javellisés, quand les couleurs ne reviennent pas, ou plus. Fixant ces instants, Ambroise Tézenas présente des touristes décidés à faire resurgir le révolu autant qu’il interroge la photographie, et son pouvoir même de « résurrection » (Roland Barthes). Sans condescendance, il use de cadres et de cadrages simples, clairs, transparents, et ce afin d’asseoir une neutralité exemplaire. Il présentifie plus qu’il ne présente. Du reste, pour introduire chaque séquence et légender chaque image, n’ont été retenus que les seuls commentaires officiels, qu’ils fussent fournis par un guide assermenté ou par une brochure diligentée. Rien de plus, rien de moins. Cet ouvrage est donc une réflexion sociologique, semblable aux lignes qu’Annie Ernaux réserve aux zones intermédiaires et aux photographies impassibles que réalisa le même Tézenas, notamment pour la publication France(s), territoire liquide (Seuil, 2014). À ceci près que les espaces sont ici ceux de la douleur et qu’ils deviennent des opportunités, des fascinations embarrassantes, voire nauséabondes, quand le regardeur et le voyeur se confondent. Quand le réel devient irréel, car proprement impensable.

Ambroise Tézenas, Tourisme de la désolation, Actes Sud, 200 p., 100 ill., 44 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Tourisme de la désolation

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