Entre le marché et le musée, le conseiller et le collectionneur, la critique d’art se sent menacée.
Le propos paraît entendu : la critique d’art est menacée, elle est « une espèce en voie d’extinction ». Face à d’autres instances légitimantes (le musée, le marché), à d’autres acteurs (le curator, le conseiller, le galeriste, le collectionneur et autres prescripteurs et leaders d’opinion), la critique est prise entre deux ordres de questions : sur le plan socioculturel, son influence se dilue, en particulier devant la nature unidimensionnelle de la généralisation de l’échange marchand, qui élimine ce qui ne contribue pas à sa logique ; sur le plan de son contenu, théorique et méthodologique, ses formes et ses moyens. Sans interroger plus avant la survalorisation rétrospective d’un rôle perdu et en laissant de côté des raisons plus générales propres à la situation de l’écrit, de la presse et de la consommation culturelle, il n’en demeura pas moins que la situation historique de diversité dans l’art est un défi à toute idée unifiée de la critique.
Dans son ouvrage récemment traduit de l’américain, Hal Foster, professeur à Princeton et éditeur de la revue October, en vient à interroger la critique. Son chapitre « Critique d’art : une espèce en voie de disparition » annonce clairement sa position. Il partage avec d’autres auteurs américains comme Benjamin Buchloh ou Eleanor Heartney, entendus récemment encore en conférence publique, le constat défaitiste partagé par nombre d’autres critiques américains comme le montrait Critical mess, volume collectif paru en 2006, publié par Raphaël Rubinstein. Il s’en explique en faisant un intéressant parcours dans l’histoire récente des itinéraires intellectuels de grandes figures de la critique américaine. Faisant en quelque sorte un nouveau tombeau de Greenberg, il suit au travers de la rédaction de la revue Artforum la difficulté de relève d’une critique américaine longtemps forte, programmatique, proche des formes de l’avant-garde ou de la néo-avant garde d’alors, qui a accompagné le « triomphe de l’art américain » puis les minimalistes et les conceptuels. Les discours critiques d’alors étaient portés par une vision globale de l’histoire de la modernité, construite à partir de références théoriques fortes, prolongés entre autres par la « French Theory » et attachés à la critique politique. Ce temps de la critique (et de l’art qu’elle réfléchissait) semble révolu : les explications globales peinent à rendre compte de la situation en répondant au besoin d’une « trame narrative pour appréhender les pratiques du présent ». L’hypothèse critique de la modernité semble perdre sa force de frappe et se fragmenter pour tenter de résister « contre la totalité présentiste de la culture du design », le design considéré comme « l’un des principaux agents qui nous enferme dans le système quasi total du consumérisme contemporain ». Conscient des limites des cultural studies et de leur fragmentation pour résister au « Mégastore » et de la difficulté de fonder « d’autres modèles », Foster demeure à la recherche de paradigmes perdus qu’il trouve dans des figures de nostalgies chez les artistes Richter ou Gober. Mais sa question du « Aujourd’hui, qu’en est-il ? » demeure plus pressante au terme de la lecture. La question générationnelle joue à n’en pas douter un rôle dans la difficulté à y répondre.
Inventions de formes
La critique a aussi cependant à inventer ses formes et sans doute au-delà même de ses formes. Sans tourner ni dénier le caractère nécessaire de la critique savante, on sait comment les écritures littéraires se sont souvent frottées à l’art. Il ne s’agit pas ici de saluer une vieille « critique de poète », qui a souvent emprunté des formes lyriques de l’épanchement et de l’empathie, mais de reconnaître comment des formes par exemple narratives peuvent rentrer en relation avec des univers d’artistes sur des modes qui produisent aussi un mode de savoir des œuvres. Une nouvelle collection des éditions Argol qui associe une œuvre d’artiste à un écrivain contemporain y parvient avec deux titres : Nathalie Quintane entretient un rapport de commentaire parfois critique, descriptif, plus souvent interprétatif par le déploiement de références, mais aussi parfois par un emballement narratif de l’œuvre d’Alain Rivière, un artiste à l’itinéraire sinueux que l’on a connu et reconnu peintre il y a une vingtaine d’année et qui n’a cessé de se déplacer depuis. La liberté de son travail trouve avec l’écriture de Quintane une sorte d’accointance souvent jubilatoire et bienvenue. Plus sage d’écriture, Tiphaine Samoyault entretient avec l’univers de Louise Bourgeois un échange juste, fondé sur une mémoire vécue finement tressée par l’échange avec l’univers de l’artiste. Au-delà de leur agrément littéraire, ces textes posent des hypothèses renouvelées de la distance du langage à l’œuvre. Des hypothèses qui savent avoir une dimension critique, elles aussi.
- Hal Foster, Design & crime, Les Prairies ordinaires, 2008, 192 p., 14 euros, ISBN 978-2-35096-041-8. sCollectif (13 contributeurs) sous la direction de Raphaël Rubinstein, Critical mess, art critics on the state of their practice, Hard Press edition, Lenox Massachusetts, 2006, 128 p., 24,95 dollars, ISBN 1-88909-767-5. - Nathalie Quintane, Un embarras de pensée (Alain Rivière), éditions Argol, collection Interférences, 2008, 118 p., 20 euros, ISBN 978-2-915978-34-6. - Tiphaine Samoyault, La Main négative (Louise Bourgeois), éditions Argol, collection Interférences, 2008, 110 p., 20 euros, ISBN 978-2-915978-35-3.
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Stratégies critiques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°284 du 20 juin 2008, avec le titre suivant : Stratégies critiques