Deux essais viennent de paraître pour décrypter les jeux exponentiels de l’hypnagogue.
L’œuvre de Raymond Hains occupe, dans le panorama de l’art français de l’après-guerre, une place singulière, centrale et marginale en même temps. On devrait dire, en réalité, qu’elle a acquis cette mystérieuse importance parce que l’artiste a su, avec une mobilité extraordinaire qu’il préserve encore, déplacer et confondre les marges d’un art convenu et rassis sans jamais tenter de rivaliser avec lui, a fortiori sans chercher à occuper sa place. Le centre ? Mais pour quoi faire ? Pour s’y laisser assiéger ? Hains a évidemment l’étoffe des meilleurs stratèges, de ceux qui ont assez confiance en leur instinct et savent la valeur de la désinvolture pour rester capables de se surprendre eux-mêmes et de déconcerter les ennemis comme les alliés. Après tout, il s’agit peut-être simplement d’une des vertus de la poésie, qui ne se soucie pas de prédire mais qui s’entend à dire l’improbable.
Le premier déclic que connaisse le futur auteur des « Macintoshages » est dû à la photographie, dont il prétend avoir eu, comme par un heureux hasard, la révélation un certain 8 juin 1944 dans les rues de Laval (Mayenne) en ruine, sous les espèces d’une reproduction d’Emmanuel Sougez. Pourtant, non seulement il connaît la camera obscura mais il la pratique déjà, et, sur le chemin du retour vers Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), prendra de nombreux clichés d’un pays dévasté. Quand il ne reste presque plus rien du monde déjà ancien, l’image affirme mieux que jamais ses pouvoirs souverains d’extraction : à celui qui sait regarder, tout reste visible. Mais le regard n’est pas accordé une fois pour toutes comme un don du ciel, et le fugitif étudiant des Beaux-Arts de Rennes va multiplier les expériences, en particulier aux côtés du même Sougez qui l’emploie à la revue France-Illustration. Les surréalistes ont réintégré leurs murs parisiens, Hains fait promptement leur connaissance et découvre à son tour les pouvoirs de la métamorphose. Solarisations, surimpressions, collages…
Depuis longtemps la photographie ne se contente plus de transcrire le visible, elle l’altère et le brouille jusqu’à le rendre méconnaissable pour enfin y trouver d’autres « vérités ». Dans un article publié en 1952, Raymond Hains dégage quelques principes qui vont le guider par la suite : « La photographie est une invention d’ordre purement graphique ; au lieu de transcrire les aspects d’une réalité extérieure, elle se présente en tant qu’objet. »
Par une intuition caractéristique, Hains va se garder de redoubler l’exploration bretonienne de l’inconscient qui s’exprime dans les rêves diurnes ou nocturnes, mais va plutôt s’intéresser au moment qui précède l’endormissement, cet état de demi-sommeil, dit « hypnagogique », où un monde est sur le point de se substituer à un autre. D’où l’invention de l’« Hypnagogoscope » : « Procédé destiné à l’observation et à la fixation de l’éclatement des images et des lettres ou à la création de formes obtenues par intercalement entre l’objet et la prise de vues (caméra ou appareil photographique) de un à trois verres cannelés superposés, fixés sur un objectif photographique. » Les fruits étrangement vibratiles de cet appareil seront exposés à la galerie Colette Allendy en 1948 ; la même année, en compagnie de Jacques de La Villeglé, il s’essaiera à quelques films, dont le mythique Pénélope, si justement inachevé.
Cadrer des extraits
Toujours en compagnie de Villeglé, Hains trouvera un autre moyen de transformer l’image en objet et de ravir à l’oubli les visions de demi-veille. Au lieu de coller et d’agréger, comme le faisaient compulsivement les surréalistes, les deux piétons vont décoller ce qui se présente à eux, c’est-à-dire les affiches qui couvrent les murs de Paris. Dans ses tenants et aboutissants, le geste doit assez peu au ready-made duchampien : il s’agit plutôt de cadrer des extraits du paysage urbain, de se libérer du vide expressif auquel la peinture informelle s’accroche encore après guerre et d’instaurer un nouveau rapport entre ce qui se voit et ce qui se dit. En marge, au large du lettrisme, Hains va poursuivre son travail sur la lettre et le mot qui vont devenir images-objets sous les auspices du sieur de La Palisse. De la palissade en lapalissades, des parois provisoires dressées dans la ville aux écrans de fumée du langage, Hains ouvre un vaste chantier où, parfois tirés par les cheveux, les jeux de mots sont les ouvriers irrationnels d’un jovial monument en perpétuelle mutation.
- Philippe Forest, Raymond Hains, uns romans, éditions Gallimard, collection « Art et artistes », 2004, 256 p., 19,90 euros. ISBN 2-07-076860-0. - Ileana Cornea, Raymond Hains, éditions Ides et Calendes, collection « Polychrome », 2004, 106 p., 21,40 euros, ISBN 2-82-580211-5.
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Raymond Hains pris au mot
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°196 du 25 juin 2004, avec le titre suivant : Raymond Hains pris au mot