Chronique

Qui expose quoi ?

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 13 octobre 2015 - 749 mots

Exposer : par qui, pour qui ? Telles sont les questions discutées par Jérôme Glicenstein à l’appui des positions
des commissaires, et, par Gaëtane Lamarche-Vadel, en se fondant sur des projets artistiques urbains.

Les conditions de l’adresse de l’œuvre d’art au spectateur sont profondément historiques, et le contexte artistique d’aujourd’hui est chargé de propositions et de positions fort kaleïdoscopiques. Celles-ci constituent une réelle matière à réflexion que contribuent à nourrir bien des publications récentes. Deux ouvrages sont signés par des auteurs se fondant sur des observations souvent effectuées dans le contexte français, mais selon leurs perspectives propres.

Jérôme Glicenstein n’en est pas à son coup d’essai dans son interrogation, de nature universitaire et informée, sur les pratiques de l’exposition. Son L’art : une histoire d’expositions, publié en 2009 aux PUF, analysait le sujet en s’intéressant aux contours extérieurs de l’exposition, à la médiation au sens de l’ensemble des formes, identifiées comme essentiellement discursives, de la transmission publique de l’œuvre. Au risque d’un sociologisme réducteur qui va de pair avec le peu d’attention portée aux œuvres elles-mêmes, à leurs rouages signifiants et aux stratégies esthétiques des artistes…

Avec L’Invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, édité aujourd’hui aux mêmes Presses universitaires de France, l’auteur s’appuie dans un souci didactique bienvenu sur des exemples concrets, tirés d’une actualité proche. Le travail de repérage des formes et attitudes permet de comprendre les pratiques actuelles de l’« exposition » et la place du curateur dans l’exposition considérée comme un dispositif. L’interrogation est pertinente, dans cette tentative d’objectivation des pratiques, et montre une distance analytique que n’a pas toujours la production foisonnante des curatorial studies et autres textes de commissaires dans leur devenir curateur, proche parfois d’une autolégitimation bavarde.

Un personnage arlequin
Le premier chapitre offre un parcours de situations et d’attitudes au travers d’exemples tirés d’un cercle d’expositions, qui s’étend du Palais de Tokyo à Paris aux grandes manifestations européennes, les biennales comme Documenta (Cassel, Allemagne) ou Manifesta (dans des villes d’Europe), produisant des positionnements et argumentations très habitées par la personnalité de leurs curateurs. Une forme d’« héroïcisation » faisant écho à la construction historique de la figure de l’artiste, qui du commissaire fait un auteur, voire un artiste.

Par des allers et retours historiques, par des exemples précis, des références à des positions parfois contradictoires, en croisant des points de vue anglo-saxons, en s’attachant à des figures comme celle de Hans Ulrich Obrist et bien sûr de Harald Szeemann, le texte donne des repères dans des termes de débats toujours vifs, autour par exemple de la reprise et du reenactment [« reconstitution »].
Le parcours foisonnant du livre campe un personnage arlequin, fruit d’une bureaucratisation de l’art ou fonction organique née de la dispersion des formes artistiques, maillon de nouvelles pratiques au sein de l’espace social ou manager para-institutionnel exemplaire du libéralisme marchand. Son action est décrite tantôt comme le prolongement ou dévoiement des ambitions théoriques de la critique passée à l’acte, tantôt comme le déploiement cultivé et transdisciplinaire entre expertise et inspiration.  L’Invention du curateur laisse ainsi toutes les portes ouvertes, en se tenant cependant loin des œuvres pour mettre plutôt en lumière des stratégies péri-artistiques : c’est sa limite.

« Sculpture sociale »
L’art public dans l’espace urbain est le territoire de réflexion de Gaëtane Lamarche-Vadel pour Projets artistiques. À la croisée de l’urbanisme et du politique (éd. La Lettre volée). Recueil de textes monographiques (Patrick Tosani, David Boeno, Felice Varini, Philippe Bazin, Jochen Gerz, Anita Molinero, Olivier Darné, Stalker…) et d’études de cas, l’ensemble interroge la fonction sociale des œuvres inscrites dans d’espace public. Les 1 % et autres commandes institutionnelles restant comme autant de pratiques marquées par l’héritage beuysien de la « sculpture sociale ».
Attentive aux procédures de la commande comme aux intentions des artistes et aux processus sociaux mobilisés, l’auteure sonde sans naïveté les modes de présence de l’art dans la cité, ses ambitions de contribution à la vie démocratique. Elle observe comment « marchent » telle œuvre ou tel projet d’aménagement, analyse le paradoxal retournement qui ramena prudemment dans l’enceinte du musée les œuvres conçues pour l’espace public lors de la Biennale d’Istanbul en 2013 ; elle réfléchit plus généralement au rôle de la « présence artiste » comme faire-valoir dans les processus de gentrification. Elle-même actrice de projets urbains, Gaëtane Lamarche-Vadel témoigne de la rapidité d’intégration et de récupération de la demande d’art, à l’échelle de la dernière trentaine d’années, questionnant l’hypothèse d’une consistance, d’une efficience politique de l’art pris dans des dispositifs institutionnels.

Jérôme Glicenstein, L’invention du curateur. mutations dans l’art contemporain, éd. Presses universitaires de France, Paris, 2015, 310 p., 22 €.
Gaëtane Lamarche-Vadel, Projets Artistiques. à la croisÉe de l’urbanisme et du politique, éd. La Lettre volée, Bruxelles, 2015, coll. « Essais », 170 p., 21 €.

Légende photo
Couverture du livre L"invention du curateur - Mutations dans l'art contemporain, Jérôme Glicenstein

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°443 du 16 octobre 2015, avec le titre suivant : Qui expose quoi ?

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