Corot réalise en 1826 une vue de Narni qui annonce le paysage moderne et « psychologique ». L’auteur, psychiatre renommé, a bâti un roman intime associant histoire de l’art et événements historiques.
L’œil : Dans quelles circonstances Corot est-il venu en Italie ?
Quentin Debray : Les parents de Corot étaient négociants en tissus à Paris, quai Voltaire, et destinaient leur fils au même métier alors que lui voulait devenir peintre. Il a commencé à peindre à Ville-d’Avray, où ses parents avaient une maison. Mais sa sœur meurt et les parents décident alors de financer le séjour de Jean-Baptiste à Rome avec la dot de sa sœur. Corot a suivi une formation académique sans être cependant Prix de Rome. Le voyage en Italie est une tradition qui remonte à la Renaissance. On doit mettre dans les tableaux des paysages romains et des ruines antiques.
L’œil : Corot va donc en Italie pour peindre des paysages historiques ?
Q. D. : Oui, et d’ailleurs ses deux envois au Salon de 1827 sont des tableaux néoclassiques, que je préfère appeler bucoliques plutôt qu’historiques. Disons tout de suite que la version du Pont de Narni, qui est l’un des deux envois, ne ressemble pas à l’esquisse que nous connaissons et que l’on présente comme un tournant dans la peinture de paysage. D’ailleurs, cette esquisse ne sera connue que bien plus tard. Il réalise un grand nombre de paysages qui ne sont pas tous des études préparatoires : des vedute de Rome, comme Le Château Saint-Ange, des paysages romantiques, des paysages acclimatés, comme Narni. Il alterne plusieurs manières : la brosse avec sa touche dure, le pinceau, le dessin au crayon ou à la plume. Et dans le même temps, il peint la trilogie du Forum dans une facture néoclassique.
L’œil : Qu’est-ce qui l’a amené à peindre des paysages réels ?
Q. D. : Il est difficile de répondre à cela, car il ne s’en explique pas. On est effectivement frappé de voir dans ses tableaux de la période italienne des lieux qui ne sont pas monumentaux, des études de paysages agrestes. Il va jusqu’à peindre des talus, des ravins, des rochers, des champs insignifiants. Il prend conscience qu’il y a une intimité du paysage, un « moment » particulier, il accède à la notion de paysage émotif. On n’est plus dans le paysage éternel, mais dans un paysage instantané. Constable et Turner l’ont également senti avant lui. Pour autant, Corot, tout au long de son existence, va revenir à des tableaux bucoliques, avec des nymphes et des personnages antiques.
L’œil : Pourquoi et comment a-t-il peint Le Pont de Narni ?
Q. D. : C’est un lieu connu des peintres, car il y a une ruine antique. On l’a dit, c’est une étude préparatoire pour son envoi au Salon. Le Pont de Narni, à mon sens, a été fait très vite, pas plus d’une matinée. Pourtant le tableau semble abouti.
L’œil : Comment définir le tableau psychologique ?
Q. D. : Je pense que les paysages, quand on regarde le XVIIe hollandais, sont beaux mais stéréotypés. Les artistes ont des « trucs » : des arbres, des rayons de soleil, toujours un peu les mêmes. Mais là, on est dans un instant donné. Il a plu la veille, le flot de la rivière est embourbé, le moment est habité d’événements, il y a de la nostalgie.
L’œil : N’est-il pas paradoxal qu’un tableau psychologique soit plus réaliste qu’un tableau d’histoire ?
Q. D. : Plus on met d’éléments humains dans un tableau, plus on entrave la liberté du spectateur. À l’inverse, dans un paysage moins déterminé, plus ouvert, où il y a un élément naturel qui entre en résonance avec le spectateur, celui-ci va pouvoir s’y projeter plus facilement. Dans un tableau de Poussin, par exemple Orphée et Eurydice, vous êtes branché sur une légende qui n’est pas à vous.
L’œil : Dans le roman, Le Pont de Narni est habité par une femme, qui est-ce ?
Q. D. : Plusieurs lettres de Corot à son ami Abel Osmond sont consacrées à une femme. J’en ai conclu que c’était Alexina Ledoux, une jeune fille rencontrée à Paris et dont il est encore amoureux. Une belle brune, très éveillée. Le reste est de mon invention. Le site a beaucoup changé, mais de l’endroit où Corot a peint le tableau, il y a un sentier qui monte. Et j’ai imaginé qu’une comtesse, que j’ai appelée Lucia de Albano, venait à sa rencontre en l’empruntant. Plus tard, c’est Lucia qui habitera le tableau.
L’œil : Corot séduit de nombreuses femmes dans le roman alors qu’on a l’image d’un bonhomme affable et effacé…
Q. D. : Je n’ai pas tout inventé. On vient de parler d’Alexina. Mais son aventure avec une ballerine à Bologne est dans une de ses correspondances. De même, il évoque souvent dans ses courriers les dames romaines rencontrées lors du carnaval, et ce qu’il appelle des « bonnes fortunes » qui permettent d’éviter « les femmes publiques ». Voilà des artistes qui parcourent la campagne romaine habitée par de belles paysannes, et puis il y a des actrices, des chanteuses rencontrées dans des tavernes. Je vous laisse imaginer la suite. Regardez ses tableaux de femmes, ce sont ceux d’un homme qui aime les femmes. Certains sont ridicules avec des nymphettes, mais regardez Marietta [Petit Palais], un très beau tableau de nu réaliste. Ce n’est pas une commande, il l’a peint par plaisir.
L’œil : Lucia, qui sert de trait d’union entre Le Pont de Narni et les événements révolutionnaires, est-elle un personnage réel ?
Q. D. : Lucia de Albano est un personnage vraisemblable mais romanesque ; elle fait partie des premières femmes révolutionnaires qui ont tenté de libérer l’Italie de la tutelle autrichienne et de la domination aristocratique. En 1830, tout cela est embryonnaire, mais il y a des complots. À l’automne 1825, au moment où Corot arrive en Italie, la police pontificale a fait exécuter des carbonari. J’ai voulu mettre dans le roman que l’un des comploteurs capturés est l’ami de Lucia. D’où le désarroi intense de cette dernière qui l’amène à se réfugier en pleine nuit dans l’atelier de Corot. Elle voit Le Pont de Narni qui joue un rôle psychothérapeutique, apaisant sur elle.
L’œil : Corot refuse de peindre Lucia nue. Peut-on peindre un nu de femme comme un paysage ?
Q. D. : Oui, à condition de ne pas en être amoureux. Lorsqu’on est amoureux d’une femme, on ne peut pas la peindre nue, parce que l’amour, un sentiment très fort et intense, ne supporte pas la réduction dans une œuvre. Il y a ce que les psychanalystes appellent une censure. Dans un paysage, vous pouvez projeter vos sentiments, mais pas sur la femme que vous aimez. C’est plus intime, et cela ne se livre pas. Même s’il y a des exceptions, Marthe et Bonnard, Rembrandt et Saskia.
L’œil : Le roman semble opposer Delacroix et Corot…
Q. D. : Delacroix est un personnage totalement différent de Corot. Je me suis rendu compte qu’ils étaient contemporains alors que tout les oppose. Delacroix, c’est la peinture héroïque, romantique. C’est l’Histoire. Corot, c’est le contraire, des tableaux intimistes, de la sobriété, de la nuance. C’est le paysage, c’est aujourd’hui. Dans mon roman, Delacroix dit de Corot : « Il peint les paysages comme moi je peins les femmes. »
Le roman offre plusieurs entrées qui peuvent déconcerter ou ravir les lecteurs : le voyage de Corot en Italie, les révolutions en Europe, la dialectique Corot-Delacroix. Cette richesse s’appuie sur une base historique que l’auteur tient à respecter scrupuleusement. Son expérience de psychiatre
et de peintre éclaire magnifiquement le concept
de paysage psychologique, qui émerge dans la première moitié du xixe siècle et dont Corot est
l’un des précurseurs.
Quentin Debray, Le Pont d’Auguste. Corot en lumière, Editions Alphée, 330 p., 21,90 e.
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Quentin Debray - Corot en lumière
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Quentin Debray - Corot en lumière