Loin de la logique du musée ou de la galerie, le livre offre aux artistes un champ d’exploration inédit.
Dans les marges des industries culturelles, aussi loin de l’impératif de rentabilité à deux chiffres requis pour les « gros » éditeurs pris dans la concentration des groupes de communication généralisée, quelque chose du livre résiste avec une belle énergie et une inventivité des plus vivifiantes, tant sur le plan de la production des titres que de la réflexion sur le médium. Le « livre d’artiste » construit son histoire avec tout à la fois la désinvolture d’une pratique très partagée, éclatée, qu’il serait bien chimérique et contradictoire de rendre linéaire. On connaît le travail de Anne Mœglin-Delcroix, en particulier au travers de son Esthétique du livre d’artiste 1960–1980 désormais épuisé, mais aussi d’un recueil de textes paru il y a deux ans maintenant. C’est elle aussi qui introduit le recueil dont cette chronique reprend le titre, et qui réunit des textes d’un artiste d’origine mexicaine et installé en Hollande, Ulises Carrión, disparu en 1989. Depuis le début des années 1970, comme un écho à la fois à l’héritage Fluxus et conceptuel, il a fait du livre le centre de gravité d’une œuvre qui a choisi d’échapper au circuit artistique traditionnel pour réaliser une autonomie revendiquée de la pratique de l’artiste. D’artiste « généraliste » rappelle Anne Mœglin-Delcroix qui choisit avec la vidéo, la performance et le livre d’artiste, des médiums qui se portent eux-mêmes. Leurs propres modes de diffusion dans la sphère culturelle étendent le territoire du cercle de l’art. Animateur d’un réseau de mail-art, éditeur, libraire (à l’enseigne de Other Books and So à Amsterdam, depuis 1970), Ulises Carrión est non seulement un activiste, mais aussi un théoricien du livre. Certes, il contribue à identifier ce que notre actualité ne cesse de confirmer comme un médium en soi, mais plus généralement encore, et au-delà même de ce qu’il revendique directement, un théoricien de ce qui demeure une propriété du papier face au territoire de l’édition électronique, en ligne ou sur support technologique : soit le propre du livre comme espace. Mais d’un espace disponible selon des temporalités ouvertes, à contre-pied de la linéarité narrative des romanciers et des auteurs de textes : cette temporalité que balise au bas des pages la suite têtue de la pagination. « Le livre est une séquence spatio-temporelle », redira Carrión dans ses textes, conférences, articles dont la verve ne perd rien, dans la présente édition, à la succession chiffrée des quelque soixante-quinze pages de la traduction française (le volume les donne aussi en anglais). Du champ littéraire, d’où vient, marqué par Mallarmé en passant par la poésie concrète, mais aussi par le regard théorique de la nouvelle critique des années Barthes, les théories de Carrión s’inscrivent dans une histoire générale du livre. Clive Phillpot, l’autre préfacier et zélateur depuis les années 1970 des « livres d’artistes multiples et bon marché », constate que le terme qu’ils forgèrent de « bookwork » ne s’est pas imposé dans sa spécificité devant l’appellation très générale de « livre d’artiste ». Mais pour autant, le territoire ainsi identifié n’en a pas fini de trouver des extensions dans la production artistique, et plus loin, dans les exigences du livre d’art dans sa définition éditoriale classique. En ouvrant de nouvelles relations entre la langue de l’écrivain et la page, entre page et sens, la démarche de la small press a défriché et défriche toujours des territoires qui, même s’ils s’écartent du propos strict de Carrión, relèvent, au-delà de l’idée d’une « mort du livre », de cette réinvention qu’il célèbre : « les livres se muèrent en un terrain ouvert à quiconque était prêt à participer au jeu » (p. 89). À ce point, il convient de relever la vigueur de l’intérêt pour le livre au travers de manifestations comme Artist Book international qui vient de se dérouler au Centre Pompidou, en même temps qu’à New York The New York Art book fair, chez Phillips de Pury & Company. S’annonce aussi le Salon Light #5, Point Ephémère, les 28, 29 et 30 novembre. Ce dernier est porté d’ailleurs par le Cneai à Chatou, qui inaugure le site Internet consacré à sa collection d’éditions de toutes espèces (collection-fmra) où l’on retrouve Carrión. Et pendant que se préparent diverses expositions comme à Vox à Montréal avec l’artiste Klaus Scherübel en commissaire, et d’autres comme à la médiathèque de Fougères, Carrión aurait pu accepter comme extension du domaine du livre le succès d’un éditeur comme Zones, au sein de La Découverte, qui a vendu plus de 10 000 exemplaires du livre de Julien Prévieux (ses Lettres de non-motivation), que l’on peut lire aussi intégralement en ligne.
Ulises Carrión, Quant aux livres, édition bilingue français-anglais, éditions Héros-Limite, Genève, 1997 (2008 pour l’actuelle réédition), 216 p., 20 euros, ISBN 978-2-9700300-1-0.
Anne Mœglin-Delcroix, Sur le livre d’artiste, Articles et écrits de circonstances (1981-2005), éditions Le mot et le reste, Marseille, 2006, 592 p., 29 euros, ISBN 2-915378-29-0.
Salon Light #5, Point Ephémère, du 28 au 30 novembre, Paris, http://www.pointephemere.org/spip.php?article271
CNEAI, www.cneai.com, www.collection-fmra.org
Éditions Zones, www.editions-zones.fr
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« Quant aux livres »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°290 du 31 octobre 2008, avec le titre suivant : « Quant aux livres »