De l’ambition intellectuelle des universités américaines à une critique construite d’artistes en vue, la question du jugement est au centre du débat.
La question n’est pas nouvelle. Elle traverse le monde de l’art régulièrement, et plus largement tous les champs de la connaissance : comment savons-nous, ou mieux encore comment s’organisent nos savoirs, et avec quels outils se constituent-ils ? Mais elle est plus vive que jamais, à l’heure où l’on parle de « capitalisme cognitif » et où la marchandise intelligence suit elle aussi (elle surtout) cette extension du domaine que l’on nomme mondialisation. Foucault et son Archéologie du savoir en 1969, et plus généralement les préoccupations épistémologiques que le moment structuraliste a portées, ont établi la nécessité d’une telle démarche là même où elle est des plus risquées, des plus fragiles : quand elle concerne les sciences humaines. Le champ de l’art — si c’en est un –, avec sa formidable capacité à brasser, à mêler, à court-circuiter les sphères de la connaissance, s’intéresse directement à ces questions et aux débats qui dans le monde scientifique, universitaire et des industries culturelles sont des plus vifs. Avec L’Éclipse du savoir, quarante ans après l’Archéologie du savoir, l’universitaire américain Lindsay Waters, responsable éditorial en sciences humaines et sociales pour les Presses de l’Université d’Harvard, témoigne et prend parti sur une histoire en train de se faire. L’interrogation n’est plus rétrospective, elle est actuelle, prospective et se veut alarmante. Avec vigueur, il présente l’emballement de l’édition universitaire américaine, avec sa surproduction et sa logique commerciale, comme portée par le primat du marketing sur les ambitions intellectuelles des universités américaines, aux prises avec les nécessités gestionnaires de l’autonomie financière (toute ressemblance avec des situations annoncées de ce côté de l’Atlantique ne relèvera bien sûr que d’un mauvais esprit). Une économie paradoxale cependant, puisque les chiffres de vente s’écroulent : en trente ans, dit Waters, la vente moyenne d’un titre du catalogue « Humanities » est passée de 1 250 à 275 exemplaires… Au bénéfice finalement non pas directement des universités elles-mêmes, mais des carrières des universitaires (suivant la règle du publish or perish) induites par leur fonctionnement et au détriment de la qualité de la production universitaire, réduite au morcellement, à la spécialisation, à l’étiolement de l’ambition intellectuelle. Le réquisitoire, sans doute, mériterait des analyses prolongées, mais il ouvre en grand et sur un terrain concret (le livre et sa diffusion) sur la réalité et la responsabilité des intellectuels dans la production contemporaine du savoir. Quid de l’art dans tout cela ? Il est au cœur du livre, comme pierre angulaire : non tant par la question de l’art comme production, mais par la question du jugement, « fondation même sur quoi reposent les humanités », « mouvement au cours duquel l’imagination fait retour sur elle-même », cause de ce que « notre âme se dilate alors » (p. 56). La question des moyens du jugement et de la pensée critique, donc de la place du sujet pensant (à l’art et au reste) est au centre de la question de Waters, comme celle de nombre d’essayistes aujourd’hui, Jean-Claude Michéa par exemple avec L’Enseignement de l’ignorance (2006). Et on pensera avec eux que l’art et son appréhension peuvent, sans naïveté post-kantienne et au-delà ou malgré le spectacle de son économie, demeurer un terrain de résistance à « la célébration de la mort du sujet ».
Percept deleuzien
Deux points encore, et de lumière, dans l’ombre des éclipses annoncées. L’un est très factuel, mais n’intéresse pas que les libraires : un nouveau diffuseur-distributeur a repris les catalogues d’une trentaine d’éditeurs (et comme l’on dit de « petits » éditeurs) spécialisés en art, que Paris-Musées a laissé en chemin. Le comptoir des indépendants, jusque-là spécialisé dans la bande dessinée, s’ouvre avec une vraie ambition autour du livre d’image… Quand on sait l’importance vitale de ce maillon de la chaîne du livre, on ne peut que souhaiter leur succès. Enfin, et c’est encore le fait d’un relativement « petit » éditeur parisien, Anabet publie Impasse et impostures en art contemporain, que signe le critique Pierre Sterckx. Loin, malgré son titre, des vitupérations aigres qui fleurissent régulièrement, Sterckx signe là un livre dynamique, qui prend sur quelques figures imposantes ou imposées du paysage le temps d’une critique négative construite, productrice, qui se veut étayée par des références solides. Que l’on partage ou non les « impasses » pointées (comme chez Hirst, Kiefer, Venet, Garouste, Jan Fabre ou Lucian Freud), elles ont la force d’une discussion critique. Du moins quand elles ne consistent pas à priver Alain Jacquet à la fois et de force plastique et de l’orthographe complète de son nom ; et même si, par exemple, le percept deleuzien ne parvient sous la plume de Sterckx à rendre compte de l’esthétique déceptive-maximaliste d’un Loris Gréaud que par un front d’incompréhension dont l’artiste n’est pas l’unique fauteur.
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, 1969, Paris, éditions Gallimard, 288 p., 25 euros, ISBN 2 07026999X.
Lindsay Waters, L’Éclipse du savoir, traduit de l’Anglais par Jean-Jacques Courtine, 2008, Paris, éditions Allia, 139 p., 6,10 euros, ISBN 978-2-84485-270-0.
Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, 2006, Paris, éditions Climats (Flammarion), 128 p., 12 euros, ISBN 9 782082 131230.
Le comptoir des indépendants, http://gazette.le comptoirdiff.com
Pierre Sterckx, Impasse et impostures en art contemporain, 2008, Paris, éditions Anabet, 128 p., 14 euros, ISBN 978-2-35266-044-6.
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Quand notre âme se dilate
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°288 du 3 octobre 2008, avec le titre suivant : Quand notre âme se dilate