Les Beaux-Arts de Paris publient les écrits d’Allan Sekula sur la photographie, pensée comme un outil de transformation du monde.
La participation de la photographie aux choses de l’art est une évidence disputée, une dispute dans laquelle les meilleurs arguments sont bien souvent venus des artistes eux-mêmes, à travers leur pratique et leur œuvre, mais aussi leur réflexion critique. Si elle n’est désormais plus mise en cause, comme lorsqu’il fallut « inventer » la photographie plasticienne dans les années 1970, sa spécificité, ses usages demeurent des objets de réflexion sur des plans désormais très différents. Ceux-ci font cependant souvent écho aux questions inaugurales : de sa nature d’empreinte, la photographie garde une capacité à convoquer le monde, à ramener la, ou plutôt les, réalité(s) dans le champ de l’œuvre.
Une solide contribution à ce débat, étayée par la volonté didactique, la clarté théorique et la pratique, arrive à la disposition du lecteur français, par les bons soins des éditions de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris : celle d’Allan Sekula, artiste californien disparu l’été dernier tandis que paraissait le recueil de ses textes réunis sous le titre d’Écrits sur la photographie. Alors que la question documentaire travaille bon nombre de pratiques contemporaines, la lecture des essais de Sekula est précieuse en ce qu’elle construit un lien entre les héritages historiques de la photographie, via ses grandes figures, et les usages critiques de l’image. Cela d’autant que Sekula a toujours voulu, comme enseignant à CalArts (California Institute of Arts), partager les expressions de sa démarche.
Lecteur de la french theory
Dans le texte d’introduction du volume dont elle est aussi l’éditrice et la traductrice, Marie Muracciole campe le contexte de formation et de travail de Sekula, frotté aux questions théoriques et engagé dans une pratique active incluant la performance dans une exigence quant aux langages requis et enjeux idéologiques. Familier de la tradition américaine de la photo de presse, témoin de l’affirmation de la photographie chez les conceptuels ou un Robert Smithson, actif dans le champ sociopolitique des années 1960-1970 sur la Côte ouest, lecteur des propositions de la french theory et de l’héritage marxiste, et avant de Walter Benjamin, Sekula occupe aujourd’hui, alors que les textes réunis ici sont écrits entre 1973 et 1986, une position singulière : il dénoue la contradiction toujours prégnante de ce côté-ci de l’Atlantique entre artiste et théoricien.
Oui, avec une œuvre montrée dans les plus autorisés des contextes muséaux, Sekula contribue de manière décisive à la réflexion théorique, et les six textes du volume constituent des références majeures en éclairant, en étayant la possibilité d’œuvres nourries tant d’exigences formelles que d’efficacité politique, celle-ci découlant de celles-là. La photographie, mais aussi la vidéo, l’action, sont avec lui non un moyen de représenter des réalités du monde, de témoigner passivement, mais d’agir dans la complexité du monde. « Sekula est du côté d’une fabrique du sens et non de sa représentation, il utilise les différents médiums “pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image” », note Marie Muracciole en citant Roland Barthes (p. 16).
Dans le premier texte au titre-programme « La photographie à contre-courant », Sekula dessine sa position quand il rappelle avoir voulu « construire des œuvres de l’intérieur de situations concrètes de la vie impliquant un conflit d’intérêts et de représentations ouvert, ou actif »(p. 52). Les relations de l’individu social à son contexte, en particulier dans la sphère des activités du travail et de la production, livrent une lecture critique de l’économie globalisée et du capitalisme par le geste, le détail, la construction des espaces et leurs confrontations.
En soulignant le « caractère culturel » de la puissance de sens de la photographie, contre sa transparence ou sa prétendue naturalité, le second texte (« Sur l’invention du sens de la photographie », 1974) s’appuie sur des analyses d’images (Alfred Stieglitz, Lewis Hine) pour défaire la démarcation « folklorique » entre art et documentaire. La figure paradoxale d’Edward Steichen, le rôle esthético-politique d’un projet comme l’exposition « The Family of Man » (MoMA, 1955) en tant que pièce du puzzle de la guerre froide : chaque texte apporte méticuleusement, au terme de fines analyses, de l’eau au moulin de cette notion générale de « trafics dans la photographie ». L’ensemble confère à la photographie, bien loin des seules questions de technique ou de spécificités du médium, sa place dans la circulation des valeurs du monde marchand, c’est-à-dire du monde…
Ainsi en écrivant « sur la photographie », Sekula offre des perspectives qui s’articulent à son œuvre pour tracer les contours d’une attitude artistique élargie et consciente, plus que jamais pertinente dans la production de l’image, dans le champ de l’image et pas seulement.
Regard « dans » les choses
On peut voir encore en décembre mais sur de rares écrans de cinéma le très singulier film réalisé par Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, intitulé Leviathan.Singulier parce qu’il répond à sa manière, imprévue par Sekula, à l’intention historique de l’artiste-théoricien : celle d’intervenir dans le monde, nécessairement de manière politique avec une image réfléchie. Les réalisateurs tiennent un autre discours en formant une alternative tant aux spécialités disciplinaires académiques qu’à l’extériorité d’un observateur caché derrière l’appareil de prise de vue.
Anthropologues entraînés par leur démarche à un usage inventif de la caméra, en particulier de ces caméras embarquées à l’usage des amateurs et autres sportifs pour le partage d’émotions fortes, et sur un terrain qui prolonge le grand cycle de travail de Sekula intitulé « Fish Story », vu entre autres à la Documenta 11 à Cassel en 2002, les deux co-réalisateurs proposent un regard sur les réalités vécues de la pêche industrielle en haute mer à la fois vigoureux du point de vue plastique et analytique. Ils le portent, au-delà de la subjectivité du témoin observateur, jusque « dans » les choses, gestes et outils humains, animalité devenue matière première, dans le milieu extrême de la pêche au large. Ici aussi les outils de prise de vue permettent un rapport explosif à ce qui fait la condition contemporaine de l’homme au travail, et conduisent à un véritable décentrement du regard sur nos réalités économiques, écologiques et humaines.
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Pour une image agissante
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Abonnez-vous dès 1 €2013, éditions Beaux-Arts de Paris, collection « Écrits d’artistes », Paris, 304 p., 20 €
Leviathan, Lucien Castaing-Taylor, Verena Paravel, documentaire, France, États-Unis, Royaume-Uni, 2012, durée 1 h 27 min.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°401 du 15 novembre 2013, avec le titre suivant : Pour une image agissante