La plume acérée du peintre-portraitiste Jacques-Émile Blanche introduit le lecteur dans le cercle des artistes du début du siècle dernier.
Dans le Paris d’avant 1914, Jacques-Émile Blanche fait poser le jeune Proust, visite Manet dans son atelier, dîne chez Fantin-Latour le lundi soir et reçoit le dimanche. Ces fréquentations fournissent à l’artiste les modèles de ses toiles et les sujets de ses écrits. Or, les Propos de peintre le prouvent, c’est sans doute dans l’écriture plus encore que dans la peinture que le talent de portraitiste de Blanche s’exprime le mieux. Publiées entre 1919 et 1928, souvent dans La Revue de Paris, les pages qu’il rédige ici mêlent souvenirs de jeunesse, critiques d’art, anecdotes et considérations personnelles sur une époque que le peintre-écrivain juge souvent durement, mais toujours dans une langue élégante et vivante qui traduit l’atmosphère de son temps et de son milieu.
Comme le rappelle Proust dans la préface de l’ouvrage, Blanche fut souvent taxé de malice et on lui prêta parfois même une réputation d’homme méchant. Les textes qu’il rédige sont en effet loin d’être hagiographiques et c’est ce qui en fait le charme. Lorsqu’il évoque Manet, Whistler ou Monet, Blanche raconte les hommes derrière les artistes et pointe la difficulté à déceler le génie chez ses familiers. Sa plume acérée sait aussi s’adoucir, voire s’attendrir, pour ciseler des chapitres comme celui consacré à Fantin-Latour. La férocité du portrait qu’il fait du peintre, décrit comme phobique, maladroit, vivant claquemuré et pétri de petites manières bourgeoises, n’a d’égale que l’admiration que lui porte l’écrivain. Les artistes que croque Blanche sont imparfaits, parfois caractériels, souvent paradoxaux. « S’il lui avait été possible de siéger sous la coupole, tout en raillant les membres de l’Institut ! », ironise-t-il à propos de Fantin-Latour. Quant à Whistler, qui n’a selon lui « aucune curiosité en dehors de son art et de la culture de sa personnalité », Blanche raconte qu’il « riait de toute peinture moderne, sauf de la sienne. » À ces portraits individuels se mêlent des comptes rendus d’expositions et de courts essais dans lesquels l’auteur dénonce entre autres la critique et la spéculation. « Nous avons les oreilles rebattues de la hausse des prix (…) Quand cinq zéros s’alignent, les journaux l’annoncent en première page, donnent la reproduction du chef-d’œuvre. Effet énorme sur le public. », commente-t-il en 1926. L’absence de reproductions est justement l’unique grief que l’ont peut formuler contre le livre, d’autant que ce dernier foisonne d’anecdotes à propos de la réalisation de certains tableaux.
Un autoportrait dessiné en transparence
À travers les portraits de ses amis se dessine en creux celui de Jacques-Émile Blanche, avec ses obsessions et ses crâneries : l’auteur glisse ici que son père hésita à acquérir le Déjeuner sur l’herbe sur ses conseils, là que Manet lui commanda un petit tableau dont il fut fort satisfait. Artiste résolument mondain, attaché à un certain ordre ancien en même temps qu’attiré par la modernité, Blanche commente tout, a un avis sur tout, l’époque, la mode, les peintres, les œuvres et leur conservation. « Comme la peinture moderne se plombe ! », déplore-t-il, « À peine quelques années et un tableau, le plus brillant, est déjà calciné, détruit. Nous admirons des ruines, les ruines d’hier. » Il raconte les ateliers, les séances de pose, décrit les palettes et les techniques.
Les notes qu’il ajoute parfois plusieurs années après la rédaction d’un texte sont également instructives, elles commentent l’évolution de la cote d’un peintre ou s’excusent de la frivolité dont les artistes pouvaient faire preuve avant la guerre.
Plus qu’un livre sur l’art, Propos de peintre est avant tout un ouvrage sur les hommes – et les femmes, un portrait étant consacré à Berthe Morisot – qui créent, un recueil souvent savoureux, conçu par un auteur qui place au-dessus de toutes les qualités l’honnêteté et la faculté de jugement. « Juger est un besoin impérieux de mon esprit », se justifie-t-il, « les liens les plus tendres de l’affection ne m’ont jamais fait changer en cela. Il faut dire ce qu’on pense (…) On n’admet aujourd’hui plus qu’un sentiment : l’admiration passionnée. Or vous n’avez pas toujours l’occasion d’admirer vos contemporains si votre idéal de beauté est élevé. »
Jacques-émile Blanche, préface de Marcel Proust, Éditions Séguier, 2013, 432 p., 21 €.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Portraits malicieux d’artistes
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°406 du 31 janvier 2014, avec le titre suivant : Portraits malicieux d’artistes