Grâce à Pegg Weiss et Philippe Sers, la connaissance de l’œuvre de Kandinsky s’ouvre à de nouveaux horizons. La parution récente de ces deux essais relancent les recherches en offrant des points de vue fort différents. Mais l’œuvre ainsi visitée, tantôt par le détail ethnographique, tantôt par la généralité philosophique, semble parfois étrangement absente.
Pegg Weiss, déjà célèbre pour son étude sur les années de formation à Munich de Kandinsky, vient de signer un nouvel essai qui, sous le titre de Kandinsky and Old Russia, se fixe un objectif pouvant à première vue surprendre. Il s’agit en effet de tracer le portrait de l’artiste en ethnographe et chaman.
D’emblée, ne cachons pas la qualité essentielle de l’essai : Pegg Weiss s’est intéressée aux notes et croquis pris par Kandinsky durant son expédition en Vologda en 1889. Elle en tire une argumentation riche, qu’épaule une iconographie de première main. Alors que la critique se limitait généralement aux mentions faites par Kandinsky lui-même dans ses Regards vers le passé, Pegg Weiss en offre un développement complet et cohérent sur la vieille Russie. L’auteur a raison d’insister sur cette expérience primitiviste que l’histoire de l’art négligeait généralement. On peut la suivre lorsqu’elle définit le primitivisme de Kandinsky non comme une analogie entre deux mondes différents, mais comme un désir de pénétrer, par la connaissance du contexte, de la fonction et du sens, ces productions d’un autre âge, qui seront, pour Kandinsky les racines de sa propre modernité.
En revanche, le problème de l’abstraction, qui passe ici pour une question strictement occidentale ayant dévoyé la lecture de l’œuvre de Kandinsky, n’est pas mise en situation. L’auteur ne prend même pas la précaution de définir les concepts employés – abstraction, art concret, non figuration… – alors même qu’elle entend en récuser la pertinence. Mais le problème majeur apparaît dans la définition nouvelle de l’artiste que Kandinsky aurait élaboré à partir d’une expérience chamanique.
Fallait-il aller si loin ? Fallait-il se priver d’un excellent article qui aurait fait date pour céder, en un coup de force approximatif, à la tentation de relire l’ensemble de l’œuvre de Kandinsky à la lumière de l’ethnographie ? Pegg Weiss tient absolument à voir dans cette expérience subjective, érigée d’elle-même en mythe, la marque d’une dimension chamanique qu’elle entend démontrer par un luxe de parallélismes formels, tous nourris d’une mystique du cercle, alors même que l’auteur s’insurgeait contre le formalisme comme méthode. Comparaison n’est pas raison, et Pegg Weiss, par le radicalisme de son argumentation, prive finalement Kandinsky de sa richesse propre.
Philippe Sers opte pour un cheminement inverse. L’auteur, qui nous livre ici la matière d’une thèse d’État dirigée par Yves Michaud, se fonde sur le corpus littéraire de Kandinsky. Sers entend développer à partir de Kandinsky une "philosophie de l’abstraction", qui tient davantage d’une métaphysique de l’image. Pour l’auteur, Kandinsky aboutit, par ses œuvres, à une expérience unique de l’Être. Le fondement philosophique se veut essentiel, et Kandinsky, devenu peintre-philosophe, pourra dès lors puiser dans la double tradition chinoise et byzantine les termes d’une image qui soit à la fois signe et trace, en même temps qu’icône rigoureuse. Dense, touffu et riche, l’ouvrage de Sers brille d’un éclat particulier, même si, là aussi, l’image en tant que telle est peut-être singulièrement absente.
Pegg Weiss, Kandinsky and Old Russia. The Artist as Ethnographer and Shaman, Londres, Yale University Press, 595 F.
Philippe Sers, Kandinsky. Philosophe de l’abstraction, Genève, Skira, 225 F.
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Pegg Weiss, Kandinsky and Old Russia. The Artist as Ethnographer and Shaman, Philippe Sers, Kandinsky. Philosophe de l’abstraction
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°23 du 1 mars 1996, avec le titre suivant : Pegg Weiss, <em>Kandinsky and Old Russia. The Artist as Ethnographer and Shaman</em>, Philippe Sers, <em>Kandinsky. Philosophe de l’abstraction</em>