Machine à éreintements, repentirs et admirations, l’épais Journal de Signac, rédigé majoritairement entre 1894 et 1909, est aujourd’hui coédité par Gallimard et le Musée d’Orsay. Quand, pour voir, peindre ne suffit pas. Éloge de la langue venue seconder l’œil ainsi que la main. Admirable.
Rédiger un journal est toujours une affaire scabreuse. Le ton de la confidence y dispute le désir, parfois inavoué, souvent inavouable, d’être lu. Le diariste est donc un être déchiré entre la sincérité et la prudence, l’empire des aujourd’hui et la méfiance des demains. Que dira l’autre, si ? Que pensera l’autre, quand ? Comment la postérité évaluera ces pages nues, sans désir de paraître, ou si peu, à l’heure du grand purgatoire ? Et autant dire que Paul Signac (1863-1935), à l’exception de « tristes réflexes de son époque » consistant à « associer les juifs à l’argent », ainsi que le rappelle Marina Ferretti Bocquillon dans sa docte préface, se distingue, par sa probité et sa droiture, de celles qui éconduisent toute suspicion de compromission et de celles qui, nécessairement, engendrent des inimitiés – avec Théo Van Rysselberghe notamment. C’est du reste tout l’intérêt de ce journal édité magistralement par Charlotte Hellman, l’arrière-petite-fille du peintre : affûtées, volontiers lapidaires, les phrases du yachtman Signac permettent de naviguer sans tirer de bords dans une époque trépidante, percluse de coups d’éclat et, bientôt, de canons. Nécessaire.
Tandis que la quatrième de couverture accueille la note d’intention de cet épais journal, peuplé par des « combats intellectuels et picturaux », la première, conforme à l’élégance graphique de la collection « Art et artistes », qui voit alterner le rouge et le noir, abrite une reproduction d’En mer (1896), l’emblématique portrait de Signac navigateur par Van Rysselberghe, reconduite en page 5 par une photographie contemporaine figurant la même situation, mais comme vue sous un angle différent. L’archive, ce secours de la peinture…
Les deux textes liminaires du journal sont signés par les deux commissaires de l’exposition « Signac collectionneur », récemment sise au Musée d’Orsay : faisant suite à la préface de Marina Ferretti Bocquillon, l’essai « Signac, écrivain » voit Charlotte Hellman évoquer de son aïeul l’ambition littéraire, respectueuse de sa peinture – libre mais méthodique – et nourrie par la lecture de Guy de Maupassant ainsi que par le Journal d’Eugène Delacroix, auquel Signac réserva une étude séminale, parue dès 1898 en livraisons dans la Revue blanche de son ami Fénéon. L’écriture, comme un viatique.
Physiquement parlant, les 624 pages de ce volume broché de format moyen (16 x 22 cm), ornées de 1 300 notes, constituent la transcription des sept cahiers d’écolier dans lesquels Paul Signac déposa régulièrement ses pensées, du 14 juin 1894, soit deux ans après sa découverte de Saint-Tropez, jusqu’au 11 février 1909. Là, au fil de l’eau, parfois à contre-courant, le peintre consigne avec ferveur des observations artistiques attestant l’ardeur des débats esthétiques ainsi que la ferveur du néo-impressionnisme, dont il est le héraut depuis la mort de son ami Seurat, cet ami saturnien et silencieux, antipodique. Conseils avisés d’Henri-Edmond Cross, rosseries enfiévrées de Félix Fénéon, accrochages chez Samuel Bing, exposition Van Gogh chez Ambroise Vollard : c’est un monde que déploie ce journal de bord océanique, un monde où la dispute – aux sens noble et trivial – est un art, où les querelles sont quotidiennes, où les Bouvard et les Pécuchet côtoient les Verdurin, où rares sont les Frenhofer et les Elstir.
Écrivant, Signac mobilise la même pulsion scopique que pour sa peinture, observe le réel comme un canevas merveilleux, commente le « procès Zola », se ravise sur Vuillard, admire comme il vitupère, scrute avec une avidité que rien n’entame, pas même les avant-gardes naissantes qui, fauves et cubistes, eussent pu marginaliser sa peinture implacable et sa foi volontiers positiviste. Contre vents et marées.
Remarquablement, cette obédience au réel congédie l’intimité : rien ou presque sur les amours, les peines et les deuils. Et quand la tristesse s’invite, c’est par la grande porte, celle de la politique qui, en 1915, le voit reprendre son journal pour dire les « pensées qui l’accablent » et les « chagrins », notamment celui de constater que Maximilien Luce, de vieux révolté allait devenir nationaliste. Fidèle à ses idées et sa peinture, car celle-ci est faite de celles-là, l’anarchiste Signac ne tolère ni les revirements ni les mauvais amarrages.
De Barfleur, où il ouvre une dernière fois son journal, de l’été 1932 à l’été 1933, il quitte les discordances de la société pour l’ampleur du visible, formant des phrases comme des haïkus, sans vernis ni apprêt. « Du beau monde ce matin dans le raz. D’abord L’Ailée, puis une saucisse remorquée et l’après-midi, Le Paris, grand fantôme blanc, sortant de la brume grise : une ville arabe dans un mirage » : la langue désormais peint. Somptueux.
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Paul Signac, Journal
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : Paul Signac, Journal