Quand l’œuvre des artistes se dévoile à la lueur de leur talent de conteur
et que des photographies prennent sens sous la plume de conservateurs de musée.
Voilà bien deux artistes que rien ne semble réunir, sinon leur âge. Thomas Huber est né en 1955, Michel Verjux en 1956 ; l’un est Suisse et vit à Berlin, l’autre Français et vit à Paris. Huber produit des mondes d’images dans des tableaux souvent de grand format, des espaces intérieurs, des univers architecturés emplis d’objets, meublés et habités. La figure y règne, à la fois descriptive et allégorique, offerte au partage entre fable et didactisme. De Verjux, on connaît ses éclairages, pièces de lumière projetée qui inscrivent, souvent dans l’espace public, des figures géométriques minimales. L’on se souvient moins qu’il a commencé son itinéraire d’artiste par des performances qui associaient parole poétique, action et dispositifs techniques. Ce qu’ils partagent pourtant tous les deux, c’est une pratique des plus conséquentes de l’écriture, qui vaut aujourd’hui la parution de deux gros volumes de textes, témoignant du rôle de l’écriture non pas seulement comme une activité parallèle, mais comme part constitutive de leur œuvre. Le parallèle s’arrête là cependant.
C’est le Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) de Genève qui a choisi de réunir les textes de Thomas Huber, à l’occasion de l’exposition qui s’y est tenue récemment. Dans des régimes de textes très variés, de la conférence savante au récit épique, Huber comme dans ses peintures se révèle un invraisemblable storyteller (conteur d’histoire), embarquant son lecteur dans des anecdotes, des analyses, des rêveries, des leçons, des parcours, des aphorismes, des dialogues, des conférences, qui toujours vont « des processus associés à la genèse des tableaux à la présentation publique de ceux-ci », ainsi que Stefan Kunz le relève dans la préface. Ce ne sont jamais des textes critiques, en surplomb, mais des extensions, des déploiements des tableaux eux-mêmes. Il est bien difficile de faire la part de la description objective, de la fantaisie savante ou quasi-scientifique, de la pure fiction narrative. C’est souvent le tableau qui parle, ou qui est parlé, quand ce n’est le peintre, le personnage du peintre, qui s’adresse à l’auditoire. « Je vais vous expliquer la manière dont je comprends la peinture » (1987, p. 71). D’où la forme d’adresse que reprend le titre : Mesdames et Messieurs, puisque ces textes ont fait l’objet de discours-performance en présence des tableaux. Si ces cinquante-cinq textes, le plus souvent illustrés, ont fait l’objet d’une quarantaine de publications, leur réunion en traduction française donne accès à un aspect essentiel de l’œuvre du peintre.
En quelque soixante-dix textes réunis par les éditions de l’Ensba (École nationale supérieure des beaux-arts de Paris), Michel Verjux, lui, retrace un itinéraire que l’écriture a accompagné très régulièrement. Des performances de 1977 à l’essai introductif d’il y a quelques mois, son avidité de lecteur frappe, avec des intérêts aussi littéraires que réflexifs. Ils témoignent, d’une préoccupation d’articuler une production désormais liée à la lumière et une démarche analytique marquée par l’héritage conceptuel et portée par la philosophie de l’art et les outils critiques conceptuels exigeants, comme ceux de la sémiologie de Charles S. Pierce ou de la logique des prédicats de Ludwig Wittgenstein. Surtout, ce faisceau de références construit non pas un édifice théorique systématique et en surplomb, mais balise bien plus les interrogations sur la démarche. Ni prescriptions ni justifications, les notes, déclarations, entretiens et autres conférences tentent bien plus de construire dans une démarche pragmatique, d’ailleurs marquée par la philosophie du même nom, les modalités de la perception, de la réception, et la place comme le rôle social et intellectuel de l’artiste. Avec une liberté de ton certaine, l’ensemble trace l’arrière monde construit d’une pratique économe et radicale dans ses moyens, mais essentiellement fondée sur l’expérience sensible – et ses questionnements muets.
Aux artistes les gros livres, au musée les petits. Mais c’est une collection à laquelle on souhaite long cours que les éditions du Centre Pompidou ont d’ores et déjà nourri de quatre titres sur le principe d’albums thématiques construits à partir de la collection de photographies du Musée national d’art moderne. Sous la direction de deux conservateurs, Quentin Bajac et Clément Chéroux, d’ailleurs auteurs des deux premiers titres, les agréables petits volumes reliés, et au demeurant accessibles (15 €), proposent un parcours d’une soixantaine d’images. S’y trouvent associées tant des œuvres contemporaines qu’historiques, de Kertész à Tosani, de Man Ray à Philippe Durand, agencées avec finesse en album et accompagnées de textes d’ouverture mi-savants mi-littéraires qui donnent librement consistance aux fils thématiques : l’ombre comme double de la photo, le corps fragmenté, la figure de l’artiste ou la ville page d’écriture, il y a là l’heureux esprit de modernes « petits classiques » pour la photographie.
Thomas Huber, Mesdames et messieurs, conférences 1982-2010, 2012, Genève, éditions Mamco, 35 euros, 656 p., ISBN 978-2-94015-950-5
Michel Verjux, Morceaux réfléchis, écrits 1977-2011, 2012, Paris, éditions de l’ENSBA, coll. Ecrits d’artistes, 25 euros, 836 p., ISBN : 978-2-84056-357-0
Clément Chéroux, Ombres portées, 2011, Paris, éditions du Centre Pompidou, col. La collection de photographies, 96 p., relié, 14,90 euros, ISBN 978-2-84426-544-9
Quentin Bajac, Le corps en éclats, 2011, Paris, éditions du Centre Pompidou, coll. La collection de photographies, 96 p., relié, 14,90 euros, ISBN 978-2-84426-544-9
Philippe Artières, La ville écrite, 2012, Paris, éditions du Centre Pompidou, coll. La collection de photographies, 98 p., relié, 15 euros, ISBN 978-2-84426-562-3
Thomas Clerc, L’artiste comme modèle, 2012, Paris, éditions du Centre Pompidou, coll. La collection de photographies, 98 p., relié, 15 euros, ISBN 978-2-84426-563-0
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Mots d’artistes et images de musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°370 du 25 mai 2012, avec le titre suivant : Mots d’artistes et images de musée