Le fils de Louis Kahn signe un film émouvant sur l’architecte.
C’est un film d’architecture qui ne parle pas que d’architecture et c’est là peut-être toute la réussite de ce documentaire passionnant, intitulé My Architect et réalisé par Nathaniel Kahn, le fils de l’un des plus grands architectes du XXe siècle, Louis Kahn (1901-1974). Évidemment, on y voit des maîtres d’œuvre et des bâtiments, mais on y découvre surtout l’homme, « Lou » pour les intimes. Son fils retrace pas à pas le parcours, depuis son arrivée à l’âge de quatre ans, en provenance d’Estonie, dans un faubourg pauvre de Philadelphie (Pennsylvanie), jusqu’à sa mort, à 73 ans, dans une gare ferroviaire de New York, la Pennsylvania Station.
Louis Kahn a peu construit. Or, paradoxalement, il a révolutionné l’architecture. « Dès le début, raconte Vincent Scully, professeur en histoire de l’art, il a recherché la symétrie, l’ordre, la clarté géométrique, la puissance primitive, des monuments faits pour durer en matériaux inaltérables. Une œuvre faite pour la permanence, c’est cela qu’il cherchait. » En témoignent les nombreux projets dans lesquels Nathaniel Kahn est allé rechercher l’âme, sinon la trace de son géniteur : le Kimbell Art Museum (Fort Worth, Texas), la bibliothèque Phillips (Exeter, New Hampshire) ou le Richards Medical Research Building de Philadelphie. Sans oublier le Salk Institute for Biological Studies (La Jolla, Californie) ou le parlement de Dacca (Bangladesh), sans doute ses deux chefs-d’œuvre.
Triple vie
Le documentaire mêle avec finesse légende et réalité, extraits de films d’archives et photographies d’époque. Il mélange aussi avec élégance les pensées philosophiques du maître et les « petits trucs » du quotidien : « Lorsque nous allions le voir, avec ma mère, à son bureau du 1501 Walnut Street, il nous lançait par la fenêtre du dernier étage les clés de la porte d’entrée, emballées dans du calque jaune », se souvient le réalisateur. On croise dans le film quelques grandes pointures de l’architecture contemporaine, tels Frank O. Gehry, Ieoh Ming Pei ou Moshe Safdie. Et Philip Johnson – décédé l’an passé –, également, que Nathaniel Kahn avait rencontré chez lui, dans sa célèbre maison de verre : « Lou a été l’architecte le plus aimé de son temps, raconte Johnson. Frank Lloyd Wright était trop agressif, Mies Van der Rohe, on ne pouvait pas lui parler et Le Corbusier était mesquin. Mais Lou, ça s’était un homme ! » Et un homme, ça cultive son mystère. Pour preuve, Louis Kahn menait non pas une double, mais une triple vie. Trois femmes et trois enfants, les siens, vivaient dans une seule et même ville, Philadelphie, sans jamais se croiser. Et personne ou presque ne savait. Vers la fin du film, les deux demi-sœurs et le demi-frère sont d’ailleurs réunis dans la seule maison qu’ait bâtie leur père, la Fisher House, à Hatboro (Pennsylvanie). L’instant est émouvant. Le plus étonnant est que cette situation « familiale » d’alors, terrible à l’évidence, avait été dictée par Kahn lui-même. Anne Tyng, collaboratrice de Kahn et mère de sa fille Alexandra, témoigne : « Il m’a fait comprendre qu’on ne peut se fier aux liens sociaux, qu’on ne pouvait compter que sur le travail. » Plus poignant encore, Harriet Pattison, paysagiste chez Kahn et mère de Nathaniel : « Au bureau, j’étais dans une pièce qui, parfois, était fermée à clé, à cause de sa femme qui passait de temps à autre. C’était très frustrant, humiliant même. » Et, pourtant, elle ne semble pas lui en tenir rigueur : « C’est le prix que j’ai payé, ça en valait la peine. [C’était] pour l’amour de l’art, on avait une grande liberté. »
Nathaniel avait 11 ans lorsque Lou est mort : « Pendant des années, je me suis contenté des miettes de vie que mon père me concédait. Cela ne me suffisait plus. Je voulais savoir qui il était vraiment. » D’où My Architect, pour comprendre « celui qui m’a construit ». Même s’il parle un peu avec l’accent de Peter Sellers dans The Party, le célèbre architecte indien Balkrishna Doshi, qui a à l’époque suivi le chantier de l’Indian Institute of Management (Ahmedabad, Inde) est peut-être celui qui exprime le mieux l’architecture de Louis Kahn : « Il est rare de rencontrer des gens qui abordent la matière en termes de spiritualité. Le néant comptait pour lui. Le silence aussi. Et l’énigme de la lumière. Ce n’est pas commun ! »
NATHANIEL KAHN, MY ARCHITECT, DVD en couleurs, 2005, éd. Films sans frontières, 116 min, langue anglaise et sous-titres en français, 25 euros. Le film est sorti en 2003 aux États-Unis, puis à la fin 2004 en France.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Mon père, ce héros
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°228 du 6 janvier 2006, avec le titre suivant : Mon père, ce héros