« Un jour, je prendrai votre place. » Picasso avait pourtant décelé dans le regard de ce tout jeune homme une lueur qu’il ne trouvait plus dans celui de ses courtisans.
Mais le maître s’était mépris quand il s’était approché de lui : « Vous, au moins, vous essayez de voir les choses. » Cette lueur était celle de l’envie et, peut-être, de la revanche. Ce que voulait Sam Szafran, à ce moment-là, c’était en effet devenir le roi. Mais il n’a su qu’être insolent et faire tourner les talons du fier Andalou. Peut-être que la scène ne s’est pas tout à fait déroulée de cette manière, mais c’est ainsi que le peintre décédé en 2019 la racontait, ajoutant qu’il avait regretté toute sa vie cet affront. Il avait des excuses : dix-neuf ans et une sérieuse addiction à l’héroïne.
D’une certaine manière, c’est le jazz qui a fait entrer la drogue dans son existence, pas très heureuse. Ce soir-là, le diable avait pris les traits d’un ange, le plus doux et le plus vénéneux qui soit dans les clubs parisiens des années 1950 : l’Américain Chet Baker, trompettiste, chanteur et junkie notoire. À Saint-Germain comme à Montparnasse, on faisait des rencontres, et pas toujours les bonnes. Sam Szafran, qui n’avait pas pu suffisamment fréquenter l’école, estimait que c’était dans les cafés qu’il comblerait ses lacunes. Il y avait du beau monde : des écrivains, des artistes, ses condisciples de la Grande Chaumière et, donc, des musiciens de jazz. C’était la musique du moment dans le quartier. Du Club Saint-Germain, où les jazzmen se produisaient, au Montana sur le trottoir d’en face, il n’y avait qu’à traverser la rue Saint-Benoît pour refaire le monde. Mais on ne peut pas passer toute une vie dans les bistrots. Un jour, Sam Szafran a donc trouvé son refuge : une ancienne fonderie à Malakoff dont il a fait, en 1973, son atelier. Cet atelier est devenu l’un des thèmes récurrents de son œuvre, l’une de ses « obsessions », au même titre que les escaliers et la végétation, des philodendrons dont les immenses feuilles envahissaient de vert son atelier. C’est aux pastels, souvent, que Sam Szafran peignait ce qu’il avait dans la tête et ce qu’il avait sous les yeux. Quand il travaillait à Malakoff, il y avait de la musique, toujours. Du classique ou du jazz, qu’il écoutait à la radio. Mais il n’en a jamais fait un sujet, ni un thème ni une de ses obsessions, pas plus qu’il ne l’a citée dans ses inspirations. Pourtant, il y a dans sa peinture une étonnante musicalité. Comme si la musique, à force de l’envelopper, avait fini par se déposer sur ses toiles.
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L’obsession jazzistique de Sam Szafran
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : L’obsession jazzistique de Sam Szafran