Chronique

L’image américaine

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2009 - 853 mots

Un ensemble de publications vient rappeler les régimes de sens à géométrie variable des images.

Alors que changeait il y a quelques semaines l’« image » politique de l’Amérique du Nord, il se pourrait que nous ayons encore à apprendre de cet autre côté de l’Atlantique sur la manière dont nous concevons, pratiquons et théorisons cette vieille notion. Largement embourbés dans l’héritage platonicien d’une définition suspicieuse de l’image, nous manquons grandement de prise sur ce qu’est devenu le territoire de l’image. Et en particulier sur ce terrain mouvant et incroyablement productif de l’image à « l’époque de sa reproductibilité technique » telle que Walter Benjamin la désignait dès les années 1930. Benjamin arguait alors d’une nécessité de penser autrement l’image quant à ses contenus, pour rendre compte de ce qui s’opérait devant lui dans la culture… Il travailla « de l’intérieur d’une critique du langage [pour faire] une critique de l’imagerie, étendant [celle-ci] par le biais de ses “images de pensées” aux images photographiques et cinématographiques », comme le précise le philosophe Jean-Maurice Monnoyer dans un excellent volume sur Benjamin, critique philosophique de l’art. Il n’y a pas d’essence de l’image, normée et normative, comme la pensée courte voudrait le croire, mais bien plus un ensemble de régimes du sens à géométrie variable.
Avec plus de vingt ans de retard sur la publication originale (1986), Les Prairies ordinaires font paraître la traduction d’Iconologie. Image, texte, idéologie, un « morceau » de plus de 300 pages qui mérite une grande attention. Nous n’avons pas attendu vingt ans pour traduire Hans Belting. Mais W. J. T. Mitchell fera pour les pourfendeurs des cultural studies à l’américaine un parfait ennemi. Actif depuis plus de trente ans, professeur à l’université de Chicago, dirigeant la revue Critical Inquiry, il est pour beaucoup dans le développement des visual studies. À le lire, on saisit l’ambition nécessaire à de telles démarches pour développer notre intelligence de l’image. Et plus encore des images complexes que produit l’art contemporain, dans leur prétention à faire sens au contact permanent avec d’autres pratiques qui impliquent l’image. C’est justement la réalité pragmatique de ce contact, c’est-à-dire notre réalité de récepteur, qui rend pertinent le renversement produit par Mitchell : la tentative est celle d’une science de l’image qui rende compte des intrications de l’image, bien au-delà de la seule optique ou de sa détermination formelle, avec le langage, les médias, etc. L’ouvrage, par sa précision de vocabulaire, par les théories auxquelles il se confronte, ne se lit certes pas comme un roman, mais propose de vrais éclaircissements sur les plans lexical et sémantique qui en fait une référence simplement majeure.

Résistances
C’est aussi un rapport élargi à l’image que met en jeu le travail de Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen, et une résistance aux essentialismes et à la religiosité de l’art. S’il est loin de la méthodologie des visual studies, l’auteur de cette monographie analytique, Éric Valentin, n’en offre pas moins une lecture très culturelle de la production des artistes pop américain. Identifiant par la parodie, la démystification, le carnavalesque, l’ironie ou le grotesque la manière Oldenburg, ce travail d’historien décrit à partir de quelques œuvres clés la méthode des artistes, située dans la modernité architecturale (avec le gratte-ciel et la mégalopole américaine comme paradigmes) et sculpturale (Brancusi, Gabo). Dommage qu’Oldenburg (et van Bruggen), rattachés légitimement au contexte historique, se voient isolés des autres pop et plus encore de ce qu’ils ont assurément contribué à déplacer pour les formes de l’art dans l’espace public et du monument. Ici, vraiment, la question aurait pu être associée à ce qui « fait image » chez Oldenburg et van Bruggen, au-delà de leur pratique de sculpteur.
Quant à l’image de l’Amérique encore, Robert Frank doit peut-être au fait d’être né suisse de l’avoir si fortement marquée. Le petit livre d’Anne Bertrand reprend dans un ensemble cohérent des articles pour donner là encore une consistance à l’image de ce photographe à la célébrité paradoxale. Une consistance qui tient à l’épaisseur du personnage (qui marque l’auteur, ainsi dans l’entretien liminaire), mais aussi à l’écriture singulière de Frank, entre photographie et cinéma, entre récit et document. Le livre raconte de l’intérieur le travail de l’artiste. Et contribue ainsi à faire de l’image un champ décidément traversé.

Rainer Rochlitz, Pierre Rusch (sous la dir.), Walter Benjamin, critique philosophique de l’art, 2005, Presses universitaires de France, coll. « Débats philosophiques », 178 p., 12 euros, ISBN 2-13-053641-7.

W. J. T. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, 1986, traduction française 2009, éd. Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/Croiser », traduction Maxime Boidy et Stéphane Roth, 320 p., 24 euros, ISBN 978-2-35096-022-7. À noter aussi, un entretien en ligne avec Mitchell sur http://www.youtube.com/watch?v=w9-c1vfykhw. Et l’auteur sera convié le 11 septembre au Jeu de paume pour une conférence et signature de son livre.

Éric Valentin, Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen, le grotesque contre le sacré, 2009, éd. Gallimard, coll. « Art et artistes », 248 p., 30 euros, ISBN 978-2-07-078627-5.

Anne Bertrand, Le Présent de Robert Frank. Photographie et films, 2009, éd. D’une certaine manière, coll. « Captures », La Rochelle, 98 p., 16 euros, 978-2-917583-03-6.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°303 du 16 mai 2009, avec le titre suivant : L’image américaine

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