La question de l’esthétique déborde désormais l’esthétique, comme celle de l’art, alors que se révèle plus nécessaire et élaborée la pensée générale de notre historicité.
Art et pensée de l’art se construisent sur des champs de savoir, de connaissance et de référence extensifs et croisés, vis-à-vis desquels la tradition de l’esthétique philosophique savante a largement perdu pied, ou ne fournit plus qu’un pan étroit (mais pas moins nécessaire) d’une véritable réflexion sur le contemporain. La question de l’esthétique déborde désormais l’esthétique, comme celle de l’art, alors que se révèle plus nécessaire et élaborée la pensée générale de notre historicité. Écrivain et philosophe, Belhaj Kacem fonde sa réflexion sur deux auteurs, et non des moindres : Lacoue-Labarthe et Alain Badiou. Ce dernier étant connu aujourd’hui pour la partie plus directement politique de son travail de philosophe, mais chez qui Belhaj Kacem suit la piste non pas seulement d’un intérêt pour l’art, mais aussi d’une attitude philosophique vis-à-vis de l’art. « Ce n’est plus le philosophe qui est en position de maîtrise par rapport à l’art […], mais, dans un geste infiniment plus radical et sans précédent dans l’histoire de la philosophie, pour faire du poème de Mallarmé directement une philosophie » (p. 24). Au croisement entre cette figure canonique mais certainement pas épuisée de la modernité qu’est Mallarmé et de son idée de l’événement et l’intérêt de Badiou pour les mathématiques, l’auteur dégage cette figure d’une nouvelle mimésis. Non plus celle héritée de l’Antiquité, cette ressemblance qui permet que l’image figure quelque chose du monde, surtout pas celle dont l’art contemporain se rend banalement coupable en se donnant comme « imitation vide » (p. 82) d’un monde où la réification semble avoir gagné la partie, mais cette forme d’imitation qu’il saurait y avoir entre la musique de Schönberg et une « écriture mathématisée du concept » (p. 41). Le « in » de l’inesthétique vise à relever la mise en suspens de l’idée même de beauté, fondement désormais proprement dissout de l’héritage philosophique de l’esthétique, mais aussi le deuil d’un art dont la « destination […] serait l’expression des grands contenus » (p. 93, d’après Lacoue-Labarthe).
Logique d’oiseau, logique d’art
Que viendraient faire dans nos affaires les ptilonorhynchidés, les oiseaux-berceaux d’Australie en particulier ? Jean-Marie Schaeffer a traversé, avec des livres essentiels comme son Art de l’âge moderne, le puissant héritage qui passe par le romantisme allemand, pour déboucher aujourd’hui sur des perspectives qui, disons-le clairement, ne « passent » pas toujours pour les héritières, même critiques, de la tradition philosophique. Dans la trentaine de pages de la conférence publiée sous le titre Théorie des signaux coûteux, esthétique et art, il reprend la question de la réception esthétique au travers de l’usage qu’ont en particulier certains oiseaux de signes et de pratiques irréductibles à un fonctionnement mécanique de l’animal. « Lors de l’analyse des activités de parade des oiseaux-berceaux, nous avons vu que l’homologie avec les œuvres d’art réside dans le fait que la parade ne fonctionne ni comme une simple construction artefactuelle ni comme une simple interaction par signaux hétéroréférentiels, mais dans le cadre d’une dynamique autoréférentielle […]. Cette logique est aussi celle de l’œuvre d’art » (p. 47-48). Au risque méthodologique de cette homologie, Schaeffer déplace la question de la relation esthétique en creusant le vis-à-vis entre intention et attention. Ni les « grands contenus », ni même les petits contenus d’un art « désartisé », comme il est reproché à celui d’aujourd’hui, ne peuvent se concevoir hors de leur réception.
Si ces réflexions sont menées dans le hors temps de la théorie, la production de l’art comme de la culture est nécessairement forgée dans le creuset de l’historicité. Par trois voies différentes, trois livres qui sortent presque simultanément le rappellent, qui ont en commun, et ce n’est pas rien, de donner de la construction historique une dimension de complexité : la linéarité du temps « objectif » est faite de flash-backs et d’anticipation, de projections et de réactivations.
La fabrication de l’histoire Après le travail sur les images des camps, Didi-Huberman interroge la manière dont des artistes comme Christian Boltanski, Harun Farocki ou un réalisateur comme Samuel Fuller participent à leur manière à la fabrication de l’histoire, l’image-document ayant toujours cette double qualité d’être simultanément présente et d’un autre temps. En anthropologue très attentif à l’art africain et à sa réception en Occident, Jean-Loup Amselle démonte un autre « véhicule historique », le primitivisme, élargi non pas seulement aux arts « premiers » mais à tous les systèmes de légitimation, en particulier dans le champ de la culture, qui se fondent sur des valeurs originaires, sur un « fétichisme » des savoirs indigènes. Quant à Jean-Claude Moineau, son Retour du futur, proche à la fois d’œuvres précises et de sources théoriques très riches, débusque les tentations d’une histoire qui se rassurerait de cycles et de boucles de références exsangues pour mieux s’aveugler sur l’incertitude, voire sur la menace de son devenir. Christophe Domino
Medhi Belhaj Kacem, Inesthétique et mimésis, Badiou, Lacoue-Labarthe et la question de l’art, Nouvelles
Éditions Lignes, Fécamp, 2010, 144 p., 15 euros, ISBN 978-2-3552-6045-2
Jean-Marie Schaeffer, Théorie des signaux coûteux, esthétique et art, Tangence éditeur, Rimouski (Québec), collection « Confluences », 2009, 64 p., 9 euros, ISBN 978- 2-9809-5615-7
Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi, l’oeil de l’histoire 2, éditions de Minuit, collection « Paradoxe», 2010, 250 p., 23 euros, ISBN 978-2-7073-2136-7
Jean-Loup Amselle, Rétrorévolutions : essais sur les primitivismes contemporains, éditions Stock, collection « Essais-Documents », 2010, 240 p., 20 euros, ISBN 978-2-2340-6463-8
Jean-Claude Moineau, Retour du futur, l’art à contre-courant, éditions è®e, Alfortville, 2010, 368 p., 20 euros, ISBN 978-2-9154-
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L'esthétique du temps
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°334 du 5 novembre 2010, avec le titre suivant : L'esthétique du temps