Si la photographie a majoritairement constitué l’image globale qui restera du XXe siècle, c’est essentiellement à travers les médias, magazines et livres. La figure singulière
du photojournalisme érigée par Robert Capa fut connue par
les magazines des années 1930, tandis que Philip Jones Griffiths, photographe de
la guerre du Vietnam, allait dénoncer l’impérialisme américain, avec l’ouvrage Vietnam Inc., en 1971.
Sa réédition – l’un des plus grands livres de photographie jamais publiés –, rapprochée de la publication du premier ensemble rétrospectif
de “l’œuvre”? de Capa, marque
le classement du XXe siècle
au rayon de l’Histoire, et
la nécessité d’une relecture.
Sur Capa manquait encore, eu égard à l’importance de l’un des fondateurs du photojournalisme moderne, une vue d’ensemble de sa production ; c’est chose faite, avec les 937 photos choisies par son frère Cornell à partir d’un fonds de quelque 70 000 négatifs (une telle proportion de rejets est habituelle dans la profession, même si on peut imaginer que des relectures ultérieures, autrement orientées, sauveront d’autres clichés). Il est plutôt louable que cette sélection ne soit pas intervenue trop tôt, évitant ainsi de geler les images dans une esthétique étroite. Près de cinquante ans après la disparition de Capa, on sent que le choix s’appuie aussi sur ce qui est advenu depuis lors dans le photojournalisme (et qui est bien connu de son frère). Les images sont distribuées chronologiquement, par séquences respectant les séries de prises de vue, en un “pavé” carré, sobre et méthodique : une sorte de somme documentaire qui a aussi l’allure d’un livre d’art et évite le piège du catalogue.
Endre Friedmann (devenu Robert Capa en 1936) est un jeune juif hongrois qui fuit le fascisme de Budapest en 1931 et gagne Berlin (qu’il devra quitter deux ans plus tard) où il découvre conjointement le journalisme et la photographie. Il forge son style personnel de reporter, en même temps que sa célébrité en 1936, dans la guerre d’Espagne, où son action d’information, de combat antifasciste et de partage humaniste, se trouve particulièrement en phase avec ses opinions personnelles (le milicien républicain mortellement touché devant le photographe en est l’image symbolique). Réfugié à New York en 1937, Capa entre en contrat avec Life, le premier grand magazine illustré international. Les principales étapes de sa vie sont bien connues : le suivi de la guerre, particulièrement le débarquement en Normandie, jusqu’à Berlin et Leipzig, sa liaison très médiatisée avec Ingrid Bergman, la fondation de l’agence Magnum en 1947, et la fin tragique sur une mine en Indochine, lors d’un engagement photographique imprévu. Mais à travers des reportages moins connus tels Séville en 1935, Hankou (Wuhan, en Chine) en 1938, Picasso en 1948, on comprend mieux l’originalité de Capa, cette faculté à se mêler aux gens qu’il photographie, à ne jamais être dans un rapport de pose compassée, mais d’action et de sympathie – de chaleur humaine si cette expression a encore un sens. Dommage que ce livre rétrospectif ne soit muni d’aucun appareil critique et que la mince introduction par le biographe de Capa, Richard Whelan, se perde dans l’anecdote et l’emphase laudatrice.
La guerre d’Indochine où périt Capa, devenue guerre du Vietnam, aura marqué une escalade dans les technologies de massacre mais aussi dans la mobilisation des photographes pour la dénonciation, cette fois, de ce qui devenait insoutenable.
Photographe-sociologue
Quelque vingt-quatre ans après la création de l’agence, un jeune photographe de Magnum, le Gallois Philip Jones Griffiths, met en application cette liberté de ton et de parole que prônait Capa en publiant en 1971 un livre terrible, Vietnam Inc. Violent réquisitoire contre l’entreprise (Inc. pour Incorporated) de destruction et de massacre montée et conduite par les Américains. Terrible et impressionnant, ce livre n’eut évidemment pas l’audience qu’il méritait ; trop dérangeant car très convaincant, démontant méthodiquement, par l’image, les mensonges et les alibis américains pour masquer les ravages d’une guerre dont l’inanité des prétextes n’est plus aujourd’hui à démontrer. Dans la lignée de This is War, de D. D. Duncan (1951), Griffiths a cependant compris que les images ne suffiraient pas, quelle qu’en soit l’efficacité ; Vietnam Inc. est le livre d’un photographe-sociologue, dont il constitue lui-même la documentation, sur le terrain, pendant trois ans, dont il écrit le texte virulent et les légendes explicatives des photographies, regroupées en thèmes peu habituels dans le photojournalisme destiné d’abord aux journaux (le village traditionnel, la propagande américaine, les transferts de population, l’offensive du Têt, la “pacification”). Mal compris à l’époque, le livre est peut-être trop intelligent, trop véridique, trop efficace et trop humain pour faire entendre son message face au bruit technologique de l’Amérique (les avions, les bombes, la radio). Après avoir systématiquement dépeuplé les campagnes pour maîtriser la population dans les villes, cette déclaration d’un général après l’offensive du Têt qui anéantit Hué suffit à rappeler cette incohérence : “nous avons dû détruire la ville pour la sauver”. Les photographies de Griffiths, de la “qualité Magnum” de cette époque, donnent à voir éloquemment “l’impression générale de grande stupidité” de cette gigantesque entreprise.
Très heureusement réédité aujourd’hui, et en traduction française, Vietnam Inc. donne beaucoup à apprendre et à méditer sur n’importe quelle entreprise guerrière, mais ne sera-t-il pas toujours
trop tard ?
- Cornell Capa, Richard Whelan, Robert Capa, La collection, Paris, Phaidon, 2001, 572 p., 957 photographies, 68,59 euros, ISBN 0-7148-9280-7.
- Philip Jones Griffiths, Vietnam Inc. (introduction par Noam Chomsky), Paris, Phaidon, 2001, 224 p., 266 photographies, 37,90 euros, ISBN 0-97148-9309-9.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°144 du 8 mars 2002, avec le titre suivant : Les voix de l’engagement