Consacré à ces regards divergents qui peuplent l’histoire de l’art, l’ouvrage mobilise des images savantes et des idées subtiles. Réjouissante, l’odyssée est toutefois entachée par de menus regrets…
C’est une expérience fréquente, malaisément verbalisable, vécue dans le silence des musées, dans ce face-à-face qu’imposent les tableaux. Parfois, le regard d’un personnage apparaît maladroit, et ce en dépit de la qualité de l’artiste – Botticelli ou Rubens. Ces yeux, frappés de strabisme – convergent ou divergent –, ne laissent de surprendre et infligent une question suspendue : ressortissent-ils d’un réalisme délibéré, d’une inaptitude technique, d’une intention ludique ? Que cherchent-ils à me dire ou à me taire, à me révéler ou à me cacher ?
Signé Nathalie Delbard, professeure en arts plastiques à l’université de Lille, publié par un éditeur confidentiel, en dépit de l’élégance et de l’intérêt manifestes de son catalogue, le présent ouvrage explore ce strabisme divergent qui, contrariant l’orthodoxie de la représentation picturale occidentale, cristallise de nombreux enjeux esthétiques, loin des sillons du bon sens et des lieux communs.
De format moyen (21 x 26 cm), ce livre délicatement relié abrite en première de couverture un ample détail, regrettablement sombre, du Portrait d’un jeune homme d’Agnolo Bronzino (vers 1540). Ce chef-d’œuvre du Metropolitan Museum of Art n’est pas étudié pour sa science chromatique ou sa souplesse linéaire, mais pour le regard déstabilisant du modèle dont l’œil droit nous regarde fixement tandis que le gauche, à la faveur de ce « défaut de parallélisme », semble aimanté, latéralement, vers un ailleurs insondable.
Emblématique, cette image établit d’emblée l’originalité du strabisme divergent dont l’auteure affirme dans sa note d’intention, en quatrième de couverture, qu’il est « susceptible de constituer une contre-histoire du portrait autonome au XVe siècle en Europe ». Bornée chronologiquement et géographiquement, la démonstration, invitant tour à tour l’optique, l’anatomie, la perspective ou la philosophie, est séquencée en cinq parties distinctes : « Les conditions de la peinture », « L’espace paradoxal du visage », « Ce que le strabisme traduit », « Le regard du tableau » et « Le spectateur décentré ». Tout un programme.
Judicieusement, Nathalie Delbard fonde son étude sur des tableaux qui, pour n’être pas trop nombreux, dessinent une typologie exemplaire et évitent l’écueil de la saturation iconographique ou de l’album de curiosités. De manière inattendue, l’œuvre séminale de cette réflexion n’est pas une toile de la Renaissance, mais une photographie de Jean-Luc Moulène figurant un enfant dans les bras de sa mère (Produits/Image blanche, 1992), une femme dont la conformation et l’écartement des yeux dénotent un strabisme important. Cette image de grand format l’exprime sans détour : le siège de l’affection pathologique – le regard – focalise irrésistiblement l’attention et invite à « y regarder de plus près ». Que me disent ces yeux qui se dérobent pour partie, ou pour moitié ? Qui suis-je et où suis-je, moi regardeur, face à ce regard qui chancelle et me déséquilibre, se concentre et me décentre ?
Analysant des œuvres iconiques de Jan van Eyck (L’Homme au turban rouge, 1433) ou de Petrus Christus (Portrait d’une jeune femme, 1470), l’auteure met ainsi au jour la « spatialisation nouvelle du sujet » qui, en vertu de son strabisme, se voit saisi simultanément de face et de trois quarts, autrement dit selon une bidimensionnalité toute héraldique et dans son infrangible corporéité. Le regard divergent est comme le portrait pour Blaise Pascal : il « porte absence et présence ».
Ce « strabisme de Vénus », tel que le baptisent les Italiens, révèle une tension entre une absorption intérieure et une disposition extérieure, entre une « mise à distance » et une « mise en contact », pour reprendre la formule de Georges Didi-Huberman, référence itérative de cette investigation qu’abâtardissent des notes de bas de page pléthoriques et des cautions historiographiques trop profuses – Daniel Arasse, Hubert Damisch et Jean-Luc Nancy en tête.
En revanche, les lignes réservées aux effigies de Victorine Meurent par Édouard Manet sont remarquables : elles établissent combien le regard divergent, procédant d’une intimité infranchissable, assigne au regardeur une place impossible. C’est que le strabisme joue à l’envi de notre pulsion scopique, de notre désir de voir et, pour paraphraser Michel Foucault, de notre « volonté de savoir ». Il nous hypnotise comme Méduse nous fascine. Il nous accueille et, dans le même temps, nous congédie. À ce titre, le sujet strabique trahit une exquise disponibilité et une folle inaccessibilité. S’offrant et se dérobant, il participe d’une érotique souverainement implicite, mais aucunement évoquée dans ces pages alors que Georges Bataille, qui rédigea une licencieuse Histoire de l’œil, y est convoqué à plusieurs reprises. Dommage, car c’est là oublier la nature aphrodisiaque de toute peinture…
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Le strabisme du tableau
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Le Strabisme du tableau