Cosmè Tura, Domenico Beccafumi, deux peintres à part dont l’œuvre est pénétrée de cette « inquiétante étrangeté » chère à notre siècle, bénéficient aujourd’hui d’une première monographie en français. À artistes singuliers, méthodes plurielles : dans ces ouvrages, s’expriment deux façons d’envisager l’histoire de l’art.
Attaché à la cour des Este à Ferrare, “sans que son expressivité s’en trouve pour autant limitée”, Cosmè Tura (vers 1430-1495) prend part aux plus prestigieux chantiers engagés par le duc Borso puis par son successeur, comme le studiolo de Belfiore, un ensemble dispersé dont Monica Molteni s’efforce de proposer une reconstitution. S’appuyant sur diverses sources littéraires et sur de nombreux documents d’archives, elle redonne corps à un œuvre décimé, évoquant plusieurs réalisations majeures disparues, telles la chapelle Sacrati à San Domenico de Ferrare ou l’église de Belriguardo, et restitue une image exacte de son activité, où la peinture occupe une part essentielle mais non exclusive. En bon artiste de cour, Tura devait fournir des dessins et modèles pour toutes sortes de pièces à caractère artisanal, mobilier, argenterie… Cette monographie n’omet rien, discutant les rares dessins qui lui sont attribués et envisageant ses rapports avec le livre enluminé. Dans le chapitre consacré à l’art du livre, Fabrizio Lollini distingue ainsi “les quelques pièces qu’on a plus ou moins récemment et prudemment attribuées de façon précise à Cosmè Tura de l’énorme masse des œuvres qui portent l’empreinte stylistique du peintre”.
La reconstitution de sa carrière n’était pas tâche aisée, quand on sait que la première œuvre dont la datation soit certifiée par des documents d’archives a été peinte en 1469, époque à laquelle Tura, déjà âgé de trente-neuf ans, est à son apogée. Dans son premier testament rédigé en 1471, il prévoit par exemple que ses biens soient affectés à la construction d’une église où prendra place son tombeau, signe d’une réussite matérielle incontestable. Cette commande de 1469, ce sont les volets du buffet d’orgues peints pour la cathédrale de Ferrare ; ils représentent sur les panneaux extérieurs Saint Georges et la princesse, et sur les panneaux intérieurs une Annonciation. Si l’on se souvient des pages stimulantes consacrées par Daniel Arasse dans son dernier ouvrage à cette Annonciation, Monica Molteni semble bien timide dans l’analyse des moyens picturaux mis en œuvre par Tura, notamment son usage de la perspective, et dans l’interprétation de sa poétique tourmentée. L’art semble en l’occurrence un peu étouffé par l’histoire.
Atmosphères fantastiques
Pour évoquer Domenico Beccafumi (1484-1551), principal peintre maniériste de sa génération avec Pontormo et Rosso, Pascale Dubus a pris un autre parti ; elle s’est plus attachée à débusquer dans les peintures, à l’atmosphère souvent fantastique, du Siennois, les bizarreries, les “écarts” dans la représentation qui constituent la signature de cet artiste singulier. Peut-être est-il bon de commencer par la biographie de Vasari, annexée à la fin du livre. L’historiographe florentin connaissait personnellement Beccafumi, en qui il n’était pas loin de voir, d’après Pascale Dubus, “le modèle idéal de l’artiste maniériste, à la fois vertueux, tempéré et fantasque”, par opposition à l’ange maléfique, Sodoma. Si l’évocation de la genèse de son style est un peu rapide, l’importance qu’y tient la tradition siennoise est judicieusement soulignée, de même qu’avec la brillante analyse d’une série de Vierges à l’Enfant s’imposent la singularité de Beccafumi et l’impossibilité d’enfermer son art dans une évolution linéaire. À son grand œuvre – les fresques du Palazzo Publico de Sienne, célébrant la vertu civique à travers des scènes tirées de l’histoire romaine –, l’auteur consacre les pages les plus passionnantes de son étude. Il est vrai que leur parfum morbide et sanglant, cette “abondance de supplices et d’agonies”, offre un sujet de choix à l’exégète. En revanche, les développements sur la figuration du temps sont moins convaincants. Pascale Dubus semble se passionner pour les bizarreries de Beccafumi, qui “sont souvent les enfants illégitimes de la photographie “ puisque ces étonnants détails sont généralement difficiles à percevoir. Malheureusement, les conclusions qu’elle tire de ces investigations sont un peu courtes. On n’en saura donc pas plus sur le sexe des anges…
- Pascale Dubus, Domenico Beccafumi, Adam Biro, 206 p., 450 F. ISBN 2-87660-269-5.
- Monica Molteni, avec
Fabrizio Lollini, Cosmè Tura, Actes Sud/Motta, 254 p., 398 F. ISBN 2-7427-2570-9.
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Le livre d’art en fête
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°104 du 28 avril 2000, avec le titre suivant : Le livre d’art en fête