Minna mon amour,
Infirmier volontaire, me voici donc ici, à Wervicq, en Belgique. Moi qui espérais aller en Russie ! Figure-toi que le chef de service, le docteur Kuhn, est un grand amateur d’art. Il me laisse du temps pour dessiner, et voudrait même que je fasse une fresque pour les bains de l’hôpital militaire. Voilà, c’est donc ça la guerre, ce mélange d’horreur grotesque et de temps qui ne s’écoule pas. Je t’écris assis sur le banc devant la porte du château. Il est presque midi. L’atmosphère est assez lugubre. Aux vieux thuyas qui se dressent à ma gauche, les deux sœurs et la femme d’un homme mort cette nuit coupent des rameaux pour son enterrement. J’ai assisté à la dissection d’un homme également mort cette nuit. Avec son profil livide, il ressemblait à mon modèle pour la déploration. À l’hôpital, il y a quinze Russes. Les médecins m’ont montré concrètement et aimablement les blessures les plus horribles. Malgré la bonne aération et les locaux clairs, il règne là une forte odeur de putréfaction. J’ai pu tenir le coup environ une heure et demie mais, ensuite, j’ai dû sortir respirer de l’air frais. C’est là que je t’écris. Au cours de cette brève période, j’ai connu plus d’expériences que durant ces dernières années et, si je reviens vivant de tout cela, je suis sûr que mon art s’en trouvera à jamais modifié. Hier, j’ai vu un village dévasté, de la fenêtre d’un horrible petit train. C’était fantastique. Comme après un gigantesque tremblement de terre, le clocher s’est coupé en deux, les maisons près du marché ont été complètement rasées, les gens sont contents d’avoir un poêle contre lequel se blottir. Au milieu, intact, reste le monument aux morts.
Au front gris-blanc de poussière, j’ai vu des choses magiques et scintillantes. Du noir brûlant ainsi que du gris-violet doré jusqu’au jaune argileux, le ciel pâle et poussiéreux, des hommes à moitié ou complètement nus munis d’armes et de bandages. Tout se fond. Des ombres vacillantes. Le rose intense et la couleur cendre, des membres, le blanc sale des bandages et cette expression de souffrance pesante et sombre.
L’orage ne vient pas et pourtant, tout à l’heure, il était tout près. Un silence de mort règne, le ciel est presque noir et les premiers nuages blancs de l’épouvante frisent au loin. Les routes attendent. Tonnerre dans le lointain. Je ne sais pas si c’est orage ou tirs de canon. J’aimerais bien pouvoir à nouveau peindre, la couleur est malgré tout un instrument dont on ne peut, à la longue, se passer. Rien qu’en pensant au gris, au vert et au blanc ou au jaune-noir, au jaune soufre et au violet, je suis gagné par un frisson de plaisir. J’aimerais voir la guerre terminée et pouvoir peindre…
Hier, j’ai essayé de commencer à peindre une nature morte avec des glaïeuls. Quelques fleurs rouges et blanches, et roses aussi, sur un drapé intensément jaune ! Ce sont des fleurs innocentes, mais je ne parviens pas à les débarrasser de cette odeur de cadavre qui ne me quitte pas.
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Le jour de 1914 où... Max Beckmann a peint des glaïeuls
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°673 du 1 novembre 2014, avec le titre suivant : Le jour de 1914 où... Max Beckmann a peint des glaïeuls