Du cinéma exposé à l’exposition comme forme, l’« image-mouvement » en tant que mode de conscience et de connaissance innerve l’histoire récente de l’art, ainsi que le signalent nombre de publications.
Le « cinéma » s’est imposé, comme forme, et a bientôt été identifié comme art à part entière, à une vitesse remarquable à l’échelle historique, si vite même qu’il a imprimé, formé notre imaginaire. À observer le champ des idées en art aujourd’hui, il est marquant que nombre d’artistes, d’historiens et d’essayistes nourrissent leur pensée de l’œuvre d’art en tenant grand compte des diverses formes d’expérience de l’image en mouvement – à la faveur entre autres des évolutions des pratiques et de la technique. À la faveur aussi, comme le signalent François Bovier et Adeena Mey, coordinateurs du programme de recherche mené à l’Ecal (École cantonale d’art de Lausanne, en Suisse) et préfaciers de la publication qui en est issue sous le titre Cinéma exposé, de la réduction du hiatus entre études filmiques et histoire et théorie de l’art. « À partir des années 2000, […] on assiste à un déplacement disciplinaire [qui fait réfléchir] le cinéma en tant que dispositif et modalité d’expérimentation [p. 22]. » Si bien que « l’épistémologie historique et l’archéologie des médias constituent à présent les cadres de réflexion dominants dans la réflexion sur les images en mouvement [p. 23] ». De ces deux disciplines naissent toute une série de perspectives autour de la réflexion sur les images contemporaines, qui vont faire des boucles dans l’histoire du cinéma. Et ouvrir à un champ élargi qui comprend le cinéma expérimental, le déplacement du cinéma hors de la salle noire et singulièrement au musée, l’usage de procédés cinématographiques par les artistes… et les redéfinitions rendues nécessaires par la technologie numérique, qui n’a cependant dans ces pages encore qu’une bien timide présence. Les mêmes auteurs soulignent plus loin : « Le cinéma […] ne constitue qu’une forme possible d’existence du principe cinématographique, coexistant avec d’autres modalités de “films” qui varient considérablement selon les collages ou les montages entre médias traversés [p. 128]. »
Dans l’album déjà cité, mais aussi dans des volumes anthologiques sur le sujet (Exhibiting the Moving Image et Cinema in the Expanded Field, en anglais seulement), Bovier et Mey réunissent des auteurs, artistes ou essayistes qui procèdent par l’analyse minutieuse d’œuvres et de méthodes de travail, par un travail critique informé, documenté et discuté, bien plus que par autorité théorique. Démarche que partage L’Exposition d’un film, une publication menée par Mathieu Copeland et une quarantaine d’artistes et auteurs, souvent sous la forme d’entretiens. L’exposition comme forme est ici un autre angle d’interrogation de la chose cinématographique : à la fois parce que le cinéma s’est invité dans l’espace de la salle blanche, et parce que l’exposition, en elle-même, relève de la cinématographie élargie, libérée de l’écran central, de la fixité du spectateur, du rendez-vous et de la temporalité de la séance, tout en intégrant le montage et la mise en action par la succession de l’image. Cinéma et exposition sont ainsi placés dans un rapport mutuel d’interrogation et d’analyse, et l’on saisira comment, jusque dans leur scrupule historique, les démarches convergentes autour de la cinématographie servent aux uns et aux autres, artistes et commissaires d’exposition, critiques, à rendre compte de la nature de l’œuvre contemporaine dans sa relation au spectateur : l’« image-mouvement » s’impose désormais comme la condition effective de l’œuvre, loin de toute essence stable mais forte de l’expérience réelle, en ce qu’elle a même de passager et de fondamentalement associatif.
Le cadre et l’écran
La réception esthétique est faite de « phénomènes de comparution », selon le mot de Philippe-Alain Michaud, conservateur chargé de la collection de films au Musée national d’art moderne et contributeur important à la question de l’élargissement du paradigme cinématographique. En témoigne sa participation aux deux principaux ouvrages évoqués plus haut, et plus encore le volume dans lequel il réunit une trentaine d’articles organisés en autant de chapitres forts sous le titre : Sur le film. Le livre tient de l’histoire de l’art : il s’ouvre sur une synthèse des débats sur l’illusion spatiale et cette convention de vision commune à la peinture, à la photographie et au cinéma que sont le cadre et l’écran comme séparation entre l’aire d’action du spectateur et celle de la représentation.
Philippe-Alain Michaud construit son projet à partir d’œuvres très choisies (de réalisateurs comme de plasticiens liés aux avant-gardes des années 1920 et 1930 mais aussi à l’époque contemporaine) en référant au champ littéraire, comme théorique, en particulier à l’entreprise de l’historien Aby Warburg et ses planches d’images devenues des modèles réflexifs pour une pensée de l’image aujourd’hui. L’auteur étaye une hypothèse explicitée dès les premières lignes : « Le film ne se confond pas avec le cinéma [p. 7]. » Dès lors, par des analyses minutieuses, où l’on croisera les frères Lumière et Anthony McCall, Eadweard Muybridge, Diderot, les Marx Brothers et Tacita Dean, la relecture de la modernité par un autre chemin dessine l’idée du film comme le mode de conscience et de connaissance majeur qu’est l’image-mouvement, bien au-delà de l’expérience de la salle noire, comme modèle du savoir moderne.
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Le film de la pensée
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Abonnez-vous dès 1 €Cinéma exposé. Films d’artistes, art vidÉo et exposition d’images en mouvement, François Bovier et Adeena Mey (sous la direction de), collectif, éditions de l’ECAL, Lausanne, 224 p., 2015, 30 €.
Cinema in the Expanded Field, F. Bovier et A. Mey, collectif (en anglais), JRP | Ringier/Les Presses du réel, Zurich/Dijon coll. « Documents », 84 p., 2016, 20 €.
Exhibiting the Moving Image, F. Bovier et A. Mey, collectif (en anglais), coéd. JRP | Ringier/Les Presses du réel, Zurich/Dijon, coll. « Documents », 160 p., 2016, 20 €.
Mathieu Copeland, L’exposition d’un film, Mathieu Copeland éditions, 456 p., 2016, 30 €.
Philippe-Alain Michaud, Sur le film, éd. Macula, coll. « Le film », 464 p., 2016, 38 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°455 du 15 avril 2016, avec le titre suivant : Le film de la pensée