La polémique sur l’art contemporain a été relancée au début de cette année avec une vigueur nouvelle qui a suscité de nombreuses initiatives. Les essais de Jean Clair, Philippe Dagen et Yves Michaud y font suite chacun à leur manière.
Par nature, les polémiques sont sans fin, et celle dont l’art contemporain a été l’objet depuis le début de cette année ne fait évidemment pas exception. Les débats contradictoires, les articles de presse, les déclarations d’intention s’inscrivent tous dans cette perspective sans bornes qui, en retour, affecte et leur forme et leur contenu. D’où leur caractère répétitif, leurs arguments plus ou moins percutants, qui trahissent parfois une certaine complaisance. Il existe cependant différentes façons de leur trouver une issue, c’est-à-dire de leur redonner un sens qui a pu se perdre dans la chaleur de la passion. Les trois ouvrages qui paraissent cet automne n’ont en commun que ce souci de dépassionner le débat, condition d’ailleurs inhérente au genre de l’essai. Pour le reste, le conservateur de musée Jean Clair, le journaliste Philippe Dagen, et l’universitaire Yves Michaud ont choisi des armes qui ne correspondent pas nécessairement à leurs fonctions.
Crise réelle ou prétendue
Yves Michaud se livre à une remise à plat du dossier et ne néglige aucune des dimensions du problème. Dimensions historique, institutionnelle, marchande, critique, idéologique sont passées au peigne fin. Le lecteur qui a prêté une attention assez soutenue au débat engagé depuis 1991 verra défiler tous les arguments en présence et acquiescera sans difficulté au diagnostic maintes fois réitéré concernant la fin des utopies. Il sera d’autant plus sensible aux règlements de compte et aux satisfecit parfois surprenants dont ce texte est émaillé. L’analyse, qui prend volontiers un tour sociologique, met surtout en lumière les rapports complexes entre culture et démocratie. Si, dès son titre, elle intègre sans ambages la réalité d’une crise de l’art contemporain, c’est pour, in fine, la qualifier de "prétendue", suggérant ainsi que la question devrait être reprise à nouveaux frais. Ce n’est pas là un simple détail rhétorique, mais le signe d’un embarras pour penser l’art indépendamment des circonstances dans lesquels il est aujourd’hui perçu. Le propos de Philippe Dagen prend appui sur une hypothèse encore plus définitive que celle de Michaud. Il ne cite pas le Freud de L’avenir d’une illusion ("…chaque individu est virtuellement un ennemi de la culture…"), mais n’en décrit pas moins la haine et le dégoût de l’art justiciables, comme pour Michaud, d’analyses aussi bien politiques qu’esthétiques. Et, jugeant d’emblée cette détestation spécifiquement française, il en retrace les origines depuis le début du siècle et poursuit des comparaisons qui, en raison de la vocation dramatique qu’il leur attribue, ne sont pas toujours historiquement convaincantes. Consacrant de longues pages aux données statistiques de la consommation de l’art, Dagen fustige le "culte du patrimoine", symétrique d’un rejet de la contemporanéité, et les hypocrisies d’une société décidément conservatrice.
L’artiste absent
Yves Michaud remarque à juste titre que les artistes ont été curieusement absents des débats, qu’ils n’ont pas voulu ou n’ont pas pu prendre des positions fortes. On peut tout aussi légitimement s’étonner qu’ils n’apparaissent nominalement qu’à l’avant-dernière page de l’essai de Philippe Dagen. Nouveau témoignage du hiatus entre les intentions défensives affichées et les moyens employés, qui font l’économie de tout engagement illustré. L’un des effets pervers les plus marquants de cette polémique a été de globaliser la création contemporaine, d’en faire un ensemble indistinct qu’il est devenu facile de caricaturer. On peut regretter que ni Michaud ni Dagen n’aient modifié cette donne en discutant d’œuvres précises, et reconduisent finalement telle quelle la polémique.
D’autant que l’un de ceux qui est le plus souvent présenté comme le principal adversaire (Mon Dieu, que la guerre est jolie…) a un redoutable talent stratégique dont il donne un nouvel aperçu. L’essai de Jean Clair ne commente ni ne prolonge la controverse : il en déplace historiquement les termes et se concentre sur les ambiguïtés idéologiques des avant-gardes. Il n’y a pas, rappelle-t-il documents à l’appui, les bons d’un côté et les méchants de l’autre et, sur ce point, l’exemple du Futurisme est assez parlant. Que ce soit d’un point de vue politique ou culturel, le territoire de la modernité est beaucoup plus accidenté que ne le laissent entendre les clichés angéliques et manichéens, et la question du nationalisme n’est pas aussi simple qu’on le croit. On peut moquer, comme le fait Dagen, son éloge du bocage normand comme métaphore de l’esprit de finesse ; mais le conservateur du Musée Picasso est assez cosmopolite pour affirmer à bon droit qu’il se sent peu "français". Jean Clair a des convictions qui, comme il se doit, sont discutables. Ses arguments, cependant, sont assez spécifiques et précis pour briser la mécanique d’impossibles et nocifs lieux communs que la polémique tend à élaborer.
Jean Clair, La responsabilité de l’artiste, éditions Gallimard, collection “Le Débat”?, 146 p., 85 F, ISBN 2-070751-35-X.
Philippe Dagen, La haine de l’art, éditions Grasset, 252 p., 98 F, ISBN 2-246491-81-9.
Yves Michaud, La crise de l’art contemporain, Presses Universitaires de France, 290 p., 98 F, ISBN 2-130489-47-8.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le choix des armes
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°47 du 7 novembre 1997, avec le titre suivant : Le choix des armes