L’art et la réflexion philosophique ont noué des rapports de plus en plus étroits dans les quarante dernières années. Le désarroi postmoderne leur a conféré une singulière nécessité et a contribué à fixer certains thèmes qu’un auteur comme Arthur Danto reprend inlassablement tandis que Richard Schusterman les réexamine à la lumière de l’expérience contemporaine.
Professeur émérite de philosophie à l’université Columbia, puis critique d’art au quotidien The Nation, Arthur Danto s’était fait connaître il y a quelques années par un essai intitulé La Transfiguration du banal. Avec la vraie-fausse candeur du néophyte, au savoir bientôt exhaustif, Danto examinait les conditions dans lesquelles l’art contemporain entretenait sa légitimité. Deux autres essais ont suivi, développant avec la même alacrité une remise en cause des fondements de l’histoire de l’art et un examen de sa nature philosophique. Celui-ci débute par un dialogue à distance avec Hans Belting, lui-même auteur de L’histoire de l’art est-elle finie ? (éditions Jacqueline Chambon) et postule une fin du modernisme qui coïncide avec “l’âge philosophique adulte” : la substitution d’une esthétique de la signification à l’esthétique matérialiste était alors, selon l’auteur, inéluctable. Se concentrant d’une part sur les limites de l’analyse de Clement Greenberg et d’autre part sur les conséquences de la fameuse Boîte Brillo de Warhol, tout en multipliant les références et les détours historiques avec la désinvolture du savant en pleine possession de ses moyens, Danto entend discuter des conditions de possibilité du discours sur l’art.
Mais la complaisance du critique et de l’ami des artistes a pris le pas sur les exigences du philosophe. Tout se passe comme si Danto n’avait de cesse de paraphraser l’auteur de la Transfiguration tandis qu’il n’est plus dans la même position, loin s’en faut : il finit en réalité par tenir un discours privé, celui de l’optimiste volontariste revenu de toutes ses illusions et qui répugne à douter de sa nouvelle religion. Ses héros plasticiens (Russel Connor, Komar et Melamid…) lui permettent alors, avec l’aide de Hegel, d’accréditer l’idée que l’art est une comédie recouvrant d’un léger vernis la tragédie oubliée de l’histoire. Avec toute l’ambiguïté requise que supposent les bonnes caricatures, Richard Schusterman compare Danto à Moïse : mais au contraire du héros biblique, le prophète de l’art postmoderne a renoncé à vérifier ses hypothèses au profit d’un cynisme pétillant dont la capacité d’extension semble virtuellement infinie.
Les questions que discute Schusterman sont proches de celles de Danto. Mais son point de vue pragmatiste, issu de la philosophie de John Dewey (toujours inédit en français…) brise le circuit fermé dans lequel l’auteur de L’Art contemporain et la clôture de l’histoire s’est enfermé. Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre de son recueil, Schusterman (dont les éditions de Minuit avaient publié L’Art à l’état vif) ne prononce en aucune façon la fin de l’expérience : il en reconsidère à nouveaux frais la réalité que certains dispositifs philosophiques et communicationnels de l’âge de la cyber-information tentent de minimiser ou de nier purement et simplement. Avec la clarté qu’autorise l’absence de préjugés, il pose les nouvelles bases d’un rapport entre philosophie et art qui vise à affranchir l’une et l’autre des liens réducteurs qui les enferment dans une fonctionnalité suspecte. Autrement dit, renonçant à un catalogue d’objets de réflexion emblématiques qui lui permettrait d’élaborer un système autosuffisant, il expose au contraire les outils philosophiques aux contradictions de l’expérience esthétique et remet en cause les privilèges exclusifs dont la modernité a été jusqu’ici créditée. Étrangère aux prédéterminations mécanistes, sa réflexion ne s’emploie pas à la justification d’un certain nombre de préceptes, mais ouvre à un exercice à proprement parler philosophique.
- Arthur Danto, L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, traduit de l’anglais (USA) par Claude Hary-Schaeffer, éditions du Seuil, 346 p., 170 F. ISBN 2-02-032641-8
- Richard Schusterman, La Fin de l’expérience esthétique, traduit de l’anglais (USA) par Jean-Pierre Cometti, Fabienne Gaspari, Anne Combarnous, publications de l’université de Pau, 128 p., 100 F. ISBN : 2-908930-60-9.
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L’art et ses fins
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : L’art et ses fins