La part d’ombre

Caravage et Georges de La Tour, peintres de l’invisible

Le Journal des Arts

Le 8 février 2002 - 703 mots

Quoiqu’en ait dit Poussin, Caravage n’est pas venu au monde pour détruire la peinture. Bien au contraire, en la plongeant dans les ténèbres, il en a affirmé la capacité à révéler l’invisible. Dans un recueil d’études consacrées principalement à Caravage et à La Tour, les auteurs de L’Âge du nocturne explorent l’arrière-plan aussi bien métaphysique que culturel, scientifique que théologique, dont les tableaux portent l’empreinte.

Le catalogue de l’exposition “Georges de La Tour” au Grand Palais, en 1997, s’était révélé un peu décevant. Légèrement improvisé, cet événement n’avait guère permis d’approfondir, à défaut de renouveler, la connaissance et la perception de l’œuvre du peintre lorrain. La publication d’un recueil d’essais, nourri en partie de conférences données à l’occasion de l’exposition, permet de compenser cette insuffisance – malgré l’hétérogénéité inhérente à ce type de publications –, et d’élargir le propos, avec notamment de fécondes études consacrées aux œuvres de Caravage.
“La tâche consistant à recomposer le trésor des discours et des significations qui étaient vivants, actifs, nutritifs à l’époque de Georges de La Tour, a la première inspiré ces réflexions autour du nocturne”, indique Paulette Choné dans son essai, “L’académie de la nuit”. Pour ce faire, elle explore les livres d’emblèmes profanes ou dévots, savants ou populaires, dont l’intérêt est double puisque nombre d’artistes les ont consultés, et parce qu’ils “constituent un très bon révélateur des préoccupations et des distinctions de la philosophie naturelle et de la théologie symbolique”. La scène de genre nocturne se développe parallèlement dans la peinture et dans l’emblématique, tandis qu’à la nuit commencent à s’attacher des significations positives. Toutefois, l’auteur se garde de parallèles trop grossiers entre les deux modes de représentation : “Si la peinture abrite des signes, et de quelle densité, ce sont toujours des signes transposés, ce que saint Augustin nomme signa translata, des signes passés par le filtre de très subtiles traductions, dépositaires de savoirs vulnérables, presque imperceptibles, distillés par une longue tradition exégétique et mystique.”
De la même manière, Richard E. Spear, partant d’une intéressante confrontation entre La Tour et Caravage sur le thème de la grâce, en vient à envisager, sous les auspices de Galilée, les relations de l’art, de la science et de la théologie (“Caravage et La Tour : ténèbres et lumière de la grâce”). Il note à ce propos que les conceptions de la lumière développées par la théorie de l’art – Lomazzo notamment – ne sont pas étrangères aux propositions des scientifiques. Comme Paulette Choné, il se méfie des explications trop évidentes, et mesure le risque d’éloignement par rapport aux œuvres que comporte sa démarche. Pour lui, “la réalisation d’une connexion potentielle entre les nocturnes, la science et la théologie serait la ‘dimension virtuelle’ conceptualisée par Wolfgang Iser dans sa théorie de la réception, où les spectateurs ‘apportent, de manière active, la partie non rédigée du texte. Cette dimension virtuelle ne relève ni du texte lui-même, ni de l’imagination du lecteur [...] mais de la fusion entre texte et imagination’, une imagination qui était en l’occurrence catalysée par l’état d’excitation que suscitaient les débats théologiques et coperniciens”.
Les questions que les nocturnes posent à la peinture, Irving Lavin les examine à travers l’exemple de trois tableaux de Caravage, Saint Jean Baptiste du Capitole, L’Arrestation du Christ de Dublin (récemment retrouvé) et Le Repas à Emmaüs de Londres, peints pour le marquis Ciriaco Mattei. Selon lui, ces trois œuvres, dont l’histoire du Salut constitue le thème sous-jacent, et qu’il faut envisager ensemble, “sont le siège d’un grand paradoxe qui renvoie à l’impossibilité de peindre évoquée par Philip Guston, dans la mesure où Caravage a cherché – en proie à une sorte d’angoisse et d’anxiété nées de la contradiction inhérente à chacune des trois œuvres – à démontrer plastiquement la loi qui veut que Dieu ne soit pas visible à l’œil nu”. L’essence même de la peinture s’incarne dans les nocturnes, qui la mettent au défi de figurer l’invisible. À travers la fable de Dibutade, rapportée par Pline, l’ombre n’a-t-elle pas partie liée avec les origines de la peinture ?

- Paulette Choné, Jean-Claude Boyer, Richard E. Spear et Irving Lavin, L’Âge d’or du nocturne, éd. Gallimard, coll. “Art et artistes”?, 2001, 280 p., 137 ill. n&b, 19,95 euros. ISBN 2-07-076303-X.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°142 du 8 février 2002, avec le titre suivant : La part d’ombre

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