Monographie

La « fortuna » de Mantegna

Le Journal des Arts

Le 31 mars 2006 - 796 mots

Giovanni Agosti signe l’un des meilleurs ouvrages sur l’artiste depuis plus d’un siècle.

Le Mantegna de Paul Kristeller, édité d’abord en anglais en 1901 puis en allemand en 1902, figure parmi les plus grandes monographies de tous les temps. Présenter Su Mantegna de Giovanni Agosti comme la contribution la plus complète à la connaissance et à l’intelligence de ce peintre qui ait été écrite au XXIe siècle est donc un hommage appuyé, car tout ce que l’on pourrait retenir à la charge de ce livre est qu’il n’est pas fait pour les timorés. Sous son aspect agréablement épais, il compte près de 550 pages, dont beaucoup sont remplies d’une avalanche de notes en petits caractères, ce qui implique que seuls les plus sérieux des lecteurs l’emporteront à la plage. Savoir qu’une suite est à venir – il ne s’agit ici que du tome I – vous exalte l’esprit tout en vous glaçant le sang.
Hormis les cinquante premières pages de droite, consacrées à un survol de la biographie et des œuvres que, de façon désarmante, Agosti conseille aux spécialistes de sauter, le reste du livre ne ressemble en rien à une monographie classique. Il s’attache avant tout à la fortuna littéraire et artistique de Mantegna, de son vivant comme après sa mort, notamment au XVIIe siècle chez Rubens, Van Dyck et dans les collections du comte d’Arundel. Il s’avère rapidement qu’Agosti pourrait soupirer « J’ai tout lu », à la suite de Madame Bovary, à cela près qu’il semble réellement tout connaître des mentions anciennes relatives à Mantegna, qu’elles figurent dans des ouvrages classiques comme le De sculptura de Pomponio Gaurico et le Trattato di architettura de Filarete ou dans des sources aussi imprévisibles que l’article « Pingo » du Dictionarium d’Ambrogio da Calepio de 1502.
Une consolation facile pour les lecteurs qu’humilierait une telle érudition serait de n’y voir qu’une collection de références rassemblées uniquement pour le plaisir. Mais ce qu’Agosti dit de chacun des textes qu’il a réunis et ce qu’ils révèlent tous ensemble du statut exceptionnel de Mantegna en son temps, comme après sa mort, modifie en réalité profondément notre perception de sa place dans l’histoire de l’art.

Extase sadomasochiste
Après « J’ai tout lu », l’auteur pourrait être tenté de s’écrier « J’ai tout vu ». À côté des références écrites dont il fait l’histoire et l’analyse, Agosti entraîne le lecteur dans une traque magistrale (faisant feu de tout bois) et invariablement judicieuse de l’héritage visuel de Mantegna. Là encore, il a le don stupéfiant de dénicher des références inaccessibles aux autres spécialistes. Il suffira de citer, lorsqu’il explore les emprunts à la Madonna della Vittoria, sa capacité à aller au-delà des exemples classiques de la Madone de Saint-François du Corrège et des retables de suiveurs insignifiants comme Francesco Verla et Nicola Moietta. Il est également capable de se référer à la photographie du cadavre de Che Guevara in iscorto comme réminiscence macabre du Christ mort de Mantegna des collections de la Pinacothèque Brera, à Milan.
Au moins un ou deux exemples d’artistes influencés par Mantegna semblent pourtant avoir échappé au filet d’Agosti, à moins qu’ils ne surgissent dans son deuxième tome. Quoi qu’il en soit, quand il assure que L’Adoration des Mages de Mantegna, à la Galerie des Offices, à Florence, est le seul tableau de la Renaissance italienne peint sur un panneau incurvé, il se trompe tout simplement : il est concave et non convexe, mais il aurait dû se souvenir de L’Autoportrait dans un miroir convexe du Parmesan.
Tout cela inciterait raisonnablement à penser que tout cet étalage d’informations et de mises en relation asséné en force est présenté dans la plus aride des proses universitaires, mais Agosti se révèle là aussi plein de surprises. On le voit assister à la mise en place de l’exposition « Mantegna » à la Royal Academy de Londres, en 1992, et rêver spirituellement à toutes sortes de sujets dans une veine autobiographique pleine de verve.
On pourra discuter de l’intérêt de quelques références, où certains jugeront que l’auteur s’est fait plaisir, mais il est indiscutable que si Proust et W. H. Auden ont pu être cités dans une poignée d’ouvrages sur l’art de la Renaissance, l’apparition de Mary Quant et de Tom of Finland dans Su Mantegna constitue une première. Dans le même esprit, Giovanni Agosti sera amusé d’apprendre que le dossier du Musée du Louvre relatif au Saint Sébastien de Mantegna applique la méthode Agosti presque jusqu’à ses extrêmes, en reproduisant un article de journal où Serge Gainsbourg explique, dans une extase sadomasochiste, pourquoi ce serait le tableau qu’il emporterait sur une île déserte.

GIOVANNI AGOSTI, SU MANTEGNA I. LA STORIA DELL’ARTE LIBERA LA TESTA, en italien, Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milan, coll. « Fuori », 552 p., 168 ill., 45 euros, ISBN 8-80742-115-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°234 du 31 mars 2006, avec le titre suivant : La « fortuna » de Mantegna

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